Correspondances XXXIII

Il me prend souvent cette indicible murmure de l’écriture, vaste dans les insondables rayonnements, transparents dans l’or des parures que vêt soudain le vent. Parcourant les déserts et même les longues plaines de nos retrouvailles, je vois un visage que je ne connaissais pas. Il me surprend, indéniable temps qui s’arrête et tandis que nous flottons dans les vagues souvenirs d’une autre écriture, nous rencontrons le surnaturel. Je vous avais nommé et vous le voyez, je n’ai rien inventé. Tout à l’heure, je vous lisais quelques nouvelles, perdues dans les labyrinthes de mes manuscrits innombrables. Souvent, très tôt le matin, je m’asseyais devant le petit bureau et j’écrivais. D’abord la feuille rare tremblait jaunie d’avoir été gardée dans les tiroirs. Chaque feuille respirait le chapitre d’une longue histoire. Qu’elle ne soit pas en quantité, précieuse par sa rareté, la page devait servir une fois, guère plus. Je vous avais dessiné dans le bruissement de ma plume, et j’y mettais le temps qu’il fallait afin de ne pas vous manquer. La feuille devenait un monde gigantesque et je ne me hâtais pas pour le visiter. Je me promenais dans ce jardin avec tout l’art floral que le printemps sait susciter. Je découpais votre silhouette, puis j’y posais un veston large sur une taille éthérée. Votre visage devait respirer à la fois la douce candeur, et l’énergique maturité. Vos cheveux flottaient au soleil à peine révélé et quelques reflets chantaient de blondeur, des mèches opportunes et un regard vrai. Je vous faisais asseoir sur une vieille chaise en fer forgé, placé dans un jardin mystérieux, et le muguet dans les sous-bois vous embaumaient.

Je reviendrai sur cette écriture sous une autre forme, si vous le permettez.

Bien à vous,

B.

Le marché Brassens (suite)

Alors que je me promenais entre les étalages, le nez rivé sur la couverture des vieux livres, absorbée par les odeurs intemporelles de certains ouvrages, je surpris une scène pour le moins inhabituelle : une femme, toute vêtue de blanc, après avoir poussé un gémissement à peine audible, s’écroula de tout son corps sur le sol. Mr de Kuyper, un vendeur de longue date, d’origine néerlandaise, avec qui il m’arrivait de converser, se précipita presque aussitôt vers la femme et commença à tapoter ses joues avec beaucoup de délicatesse. Il n’eut pas le temps de réagir plus longuement, car la dame en revenant à elle, se leva prestement, et sans la moindre gène, s’empara d’un livre, qu’elle acheta, au grand étonnement de tous. J’eus tout le loisir de l’observer : il s’agissait d’une femme d’une quarantaine d’années (je sus plus tard qu’elle en avait quarante deux), habillée de la tête aux pieds de blanc, ce qui me sembla d’emblée singulier. Un chapeau d’un autre temps, révélait plus qu’il ne cachait une chevelure épaisse, d’un blond cendré, qu’elle avait noué négligemment en chignon. Son corsage était d’un tout autre âge aussi. Peut-être datait-il du début du siècle dernier ? Sa longue jupe lui tombait jusqu’aux chevilles, une jupe en coton, striée de soie de même couleur. J’avais aussi remarqué son vieux sac en cuir blanc. Elle portait des gants immaculés.

Je croisais un moment ses yeux d’un bleu délavé, presque transparents. Je piquais un fard, car je compris qu’elle m’avait remarquée. Mais Emily Kaitlyn ne fut pas décontenancée, et je l’appris plus tard, presque à mes dépends, je dois le confier, que cette femme n’avait aucune limite. Elle s’avança vers moi, ignorant la foule curieuse. Elle avait bien sûr pris le soin de ranger le livre, récemment acheté, dans son grand sac. En moi-même, j’en concluais que le fameux livre avait certainement été à l’origine de son trouble, et avait ainsi provoqué son malaise. Quand elle fut face à moi, elle me prit fermement le bras et me lança avec une voix très claire, et son accent indubitablement british m’indiqua qu’elle était anglaise  : Venez jeune fille, je vais vous montrer un ouvrage que je vous conseille vivement d’acquérir. A ce moment-là, je sus qu’Emily Kaithlyn m’entraînerait inévitablement dans la plus incroyable des aventures. Je ne pouvais me l’expliquer, mais j’en étais simplement convaincue.

Ironie du sort

L’on voudrait se suspendre,
A l’amour frileux,
Au milieu des bois,
Perdu,
Dans je ne sais quel scénario,
Puis rire de joie,
Comme ne pas…
Quand il n’est aucun sens,
Il n’en est pas.
C’est alors qu’un monstre surgit,
Du fond des gorges mendiantes,
Et le fin mot fut de surcroît.
Quelques ombres nécrophiles aux abois,
Quel jeu dans la perdition de narcisse,
Ou bien est-ce la dérision du moi ?
Ne jamais se moquer des friandises.
Je ne dis pas que le macabre,
Dans le fond est une horreur,
Mais cela me surprend,
Quand de sens il n’en est pas,
Alors, par où dois-je aller ?
Non, non, ne me le dites pas,
Ça ne se fait pas.
J’ai rencontré le sort.
Croyez-moi !
Il ne joue pas.

Neige

Je suis morte d’avoir vécue,
Et je porte l’espoir de ne jamais mourir,
Puisque dans la vastitude d’une seconde,
Je vis d’être morte sans avoir franchi l’éternité ;
Mais d’elle, peu connue, vient le souffle de liberté.
Je suis vivante d’avoir saisi l’odeur,
D’une feuille gisante,
Dans le bleu ciel d’été,
Mais que l’on me rattrape,
Je cours aussi vite, sans être brisée,
Vivre le monde et n’avoir jamais été,
Quand le vivre devient une note effusive,
Sur les touches d’une neige endeuillée,
Des myriades de touches libres,
Libre d’aimer et de rêver.
Je meurs encore chaque flocon esseulé.

correspondances XXXII

Cher,

Le toucher est venu comme une apothéose de toucher, et c’est un arbre qui nous interpelle, comme ce dialogue avec cette femme, perdue dans la forêt, parce que la forêt est une douce sollicitude, au milieu des promenades que nous vivons au-delà de chaque promenade. La féerie ne se rencontre pas, car elle n’est nullement séparée du regard pulmonaire. Je sais que cela paraît étrange de dire que le regard est un souffle, mais je ne pense pas vouloir « entrer » et m’incarcérer dans aucune logique qui soit. La logique est un instrument de mesure, une méthodologie, mais elle n’a de réalité mathématique qu’en l’exposé de la chose. La féerie est au-delà de tout ce que l’on connaît et est souvent occultée par la raison. Ce qui advient ou ce qui n’advient pas n’est pas une règle apparente, mais elle peut le devenir. La visibilité des choses est l’effet de la chose, et ne relève pas du fait de la visibilité. Combien d’espaces qui ne sont pas perçus et qui pourtant sont des angles de perspectives qui ont leur pleine authenticité ? Il me vient cette extraordinaire perplexité qui me renvoie à la vie sous toutes ses appréhensions possibles. La vie a ce droit d’être et nul ne peut s’y opposer. Nul ne peut nier l’autre sans se nier lui-même. Vous souvenez-vous de cette Mme T. qui furetait partout dans les ragots avec son ton vil et que je comparais à une Thénardier*. Comme il est étonnant que son patronyme débute par ce T. Elle venait se poster dans chaque coin de rue et reniflait le scandale à plein poumon. Je l’avais connue un peu avant mon premier mariage. J’étais encore jeune et quelque peu distraite. Je ne connaissais rien du monde. Nos parents nous avaient offert une vie si pleine d’amour, si pleine de sincères présences, de constances et de longs dialogues ; ils avaient favorisé le déploiement d’une grande fraternité et ils avaient veillé à faire de nous des êtres sensibles et altruistes. Nous n’éprouvions guère de jalousie viscérale, et même nos conflits internes étaient formateurs. De fait, nous ne connaissions absolument rien. Aujourd’hui, je peux en rire. La méchanceté est une maladie. Cette femme était assurément malade. La plupart des gens sont malades mais ne le savent pas. Comment a fini cette Mme T ? Son visage ravagé par le temps, a surtout subi les ravages de sa méchanceté. Je ne l’avais guère aperçue depuis fort longtemps, mais voilà qu’un jour, la vie vous donne à voir les effets de la maladie. Mme T s’était écroulée, comme beaucoup de gens et le sort voulut qu’elle finisse seule, dans un lit d’hôpital. Vous décrire les affres inscrits sur son visage est inutile. Je suis repartie avec le cœur triste. Vous confierai-je ceci : Nous souffrons beaucoup de ces sortes de méchanceté incarnée et qui s’épuisent, un jour, avec le cœur empli de vide. Plus tard, je la vis en rêve. Je la vis à plusieurs reprises, en des temps différents. D’une cave obscure et chaotique, je vis sa demeure se transformer, progressivement, en cellule de lumière.

Bien à vous mon ami,

Votre B.

*Thénardier est le patronyme d’une famille « misérable » que Victor Hugo met en scène et décrit dans son roman Les Misérables

Ce monde

La peur provient de la prison de notre âme. Nos corps nous alertent et nous parlent. L’inéluctable n’est pas une fin en soi. Il y a bien longtemps, très longtemps, les hommes avaient compris comment ce monde fonctionnait. Les uns sont devenus des pirates et les autres des bêtes de somme.

Correspondances XXXI

Cher,

Les êtres qui nous sont chers occupent l’espace de la plénitude et dans les touchers de leur complicité, nous sommes à les vivre sans perdre un seul des fruits de leur beauté. Alors, le silence est une véritable grâce, et l’amour fait succomber tout ce qui n’est pas amour. Eux nous apprennent, eux, dans leur patience, leur constance, leur présence, et ils nous donnent aussi à l’essentiel. Ils sont nos floraisons et ils sont aussi notre abandon. Auprès d’eux, nous avons suscité un monde, y compris à notre insu et nous les remercions. Ils sont autant de prétextes et de gestes pour être, auprès d’eux, et même éloignés d’eux. Ils ont dormi dans le bercement de nos bras et chauffer nos corps de leur cœur. Un être heureux est dans le pur moment et n’a besoin de rien. Alors que peut-il de plus ? Il a vu en lui tous les concepts et toutes sortes d’idéologies disparaître. Le monde nouveau est un monde créatif qui n’a aucune béquille pour apparaître, aucun doute pour avancer, aucune référence pour réussir. Quelle est cette possibilité à laquelle nous goûtons ? Quelle est donc cette émergence que rien n’atteint ? Quelle est cette force aussi qui nous unit ? Quelle est donc cette relation qui nous enrichit et nous délivre du faux ? Cher aimé, en ces moments de confinement, la vie s’observe sereinement, sans peur, sans projection, se découvrant chaque fois nouvelle. Sommes-nous parvenus à nous détacher de tout ? Sommes-nous parvenus à une terre intérieure totalement vierge et qui nous offre enfin la certitude ? De quelle certitude parlons-nous ? Voyez, les gens marchent encore dans la ville qui n’est décidément pas déserte. Dans nos campagnes et vallées, la vie n’a pas changé et les êtres que nous croisons sourient avec amour…

Je vous rejoins dans un moment.

Votre B.

Le mot juste

Le désir d’écrire,
Comme bu dans le silence,
Évanoui dans la présence,
Par nos désirs unis ;
Deviner le mot juste,
Éperdu de satiété,
Quand le monde est serein,
Du cœur qui vient hébété,
Le violon s’éteint qui danse,
Au vol frémissant d’un aigle passager,
Mais la plume trempe lentement,
Dans la valse surprise en transe
Alors que l’éternité éclot de réjouissance
Puis s’émerveille du cœur de ton essence.
J’ai ensuite entendu les croches noires et blanches,
Aux ruisseaux vibrant de ta voix,
Quand de nos heures proches,
J’ai respiré ta bienveillance,
Sans que ne soit perdue la moindre sentence,
Puisque l’amour toujours ensemence.

Rien ne change

La vie qui ne tient qu’à un fil,
Effervescente de jaillissement,
N’attend pas qu’on l’invite,
Elle vous prend sauvagement,
Dans les forces vives,
Quand même, rien ne change,
Et l’on vous parle simplement,
Alors que le jardin s’invite,
Les fleurs rafraîchissent,
Les bleus d’un romarin,
Et l’abeille butine comme avant.
Plus loin,l’orage se prépare-t-il ?