Liang 亮

Ceux qui ont le moins vécu sont ceux qui sont enfermés dans les concepts les plus endurcis, me disais-tu un soir, alors que tu fumais les dernières volutes d’une pipe que tu avais savamment sculptée dans un bois de merisier. Je regardais s’effacer la silhouette des montagnes et se perdre dans la multitude d’étoiles qui arrivaient en troupes comme pour nous surprendre. La vie est si forte qu’elle nous appelle afin que nous puissions enfin l’entendre. Je posais la main sur ton épaule, Liang, et je pleurais doucement, parce que je savais ce que tu voulais dire par là. J’entendais tes pensées s’envoler dans un bruissement libre, toi, mon Liang, dont les cheveux blanchissaient en silence. J’entendais ton soupir s’évader dans le murissement des années qui t’avaient enseigné. Nous partirons ensemble sans regret…

Correspondances XLIV

Très cher,

J’aimerais vous raconter les souffles longs et les souffles courts, quand le vent les emporte tous et que nous ne servions point nos indifférences, mais plutôt nos frôlements, ceux de l’instant, jaillis dans la courbure du temps. Asseyez-vous tout près, ici, sur cette chaise perdue sur les toits ondulants du matin frais nimbé des montagnes avoisinantes. Les tuiles orangées fredonnent un air encore bien cristallin, et vous m’invitez aussi sur la chaise face à vous, mais je frissonne des pieds-nus et vous ris comme émue de votre joie enfantine. Nous nous émerveillons des timides balancements du lilas et je vous entremêle, pêle-mêle avec notre séjour au vent, le temps d’être assise sur un rocher, non loin d’Abigaïl. Le rocher nous abrite quelque peu du souffle puissant des hauteurs ; vastité d’un espace gourmand. Le soleil face à nous, magistral, nous attrape dans ce bleu imprévu, voilé de douces voilures, comme si nos yeux boivent à tout jamais l’instant magique, l’instant sauvage imprégné d’une sereine munificence, alors qu’Apollon me rappelle un amour de jeunesse. La fugacité d’un azur d’une blondeur enchanteresse. Non loin, se dressent les vestiges d’un temple dédié à Mercure. S’envole-t-on sans même nous en apercevoir dans ces flottements du soleil ? Je me suis perdue dans le ciel et mes yeux s’y noient sans aucune retenue. Venez, nous allons de nouveau gravir la montagne et sur le chemin cueillir des mûres. L’autre jour, nous en avions goûté de bien savoureuses.

Votre B.

Les étourneaux

L’homme pétri d’émotions, voit son regard arrêté tout de net, et quand il sirote une pensée, il baisse le bras, s’appuie sur le genou, et dodeline de la tête. L’avez-vous vu cet homme ? L’avez-vous considéré, dans la vastité de son horizon ? S’est-il entremêlé dans le ciel de vos yeux ? Il se peut qu’une enfant le découvre en silence et le suit toute une vie, tandis que vibre cet instant qui bat au rythme du cœur suspendu. L’homme des petits gestes, et d’indicibles souffles que l’on vient cueillir à l’aube de l’âme, afin que la main se glisse et dise ce que les mots taisent. Mais au loin, les étourneaux dansent et se rassemblent, faisant du crépuscule, le commencement d’un long voyage.

L’océan

Lors que l’insécurité devient elle-même le minimum extrême du confort, le soleil étreint avec force d’embrasement, l’éther d’une légèreté pluviale. Un jour, l’on me mit au défi, mais je regardai cela avec toute l’envergure de la lenteur, car je suis ainsi à longtemps voir, puis à longtemps écouter, et voir ainsi distinctement se bousculer l’écume sur un rivage. Chaque fois qu’elle atteint le sable fin, je vois l’expir de son voyage, beauté d’un témoignage, puis comme advient une autre vague, je dis que celle-là est encore la même et son écume est la perfection pure et indéfectible du renouveau. Il ne suffit pas de regarder et de voguer dans l’inépuisable. Quelque chose de l’océan qui parle. Quelque chose qui vient semblable à l’écume des ailes toucher notre âme. Ce défi consistait à tout quitter. C’est alors qu’advint l’incroyable : tout me quitta, sauf ce qui ne nous quitte jamais.

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Peinture de Frank Weston Benson

Joie

La joie ne dépend de rien, ni ne vient par hasard, puisqu’un bouquet de genêt s’offre soudain telle une embuscade, sur la pente des montagnes printanières, épanché de soleil gracieusement juteux, et puis n’oublions pas ces œillets qui nous enlacent de leur parfum tenace, évoquant mille secrètes latitudes puissamment viriles que l’on retrouve le soir alors que la chaleur cède son lourd voile pour entamer une drôle de danse avec les pois de senteur. Certains chèvrefeuilles hantent notre odorat et s’inclinent dans les effluves du feuillage amical. La joie ne manque jamais son rendez-vous, quand même il semblerait que le monde disparaisse comme par enchantement, loin des souvenirs vagues que nous raconta le père, les fameux soirs d’hiver. Aurai-je honte de vivre le moment présent et vaincre l’inertie des ouragans que l’on voit sombrer dans les turpitudes infâmes ? Ma joie ne dépend pas de moi, et le colibri caresse avec la pointe de son corps la sauge fleurie. Tel est le jardin de notre vie. Mais la joie ne dissipe jamais complétement notre lucidité et l’orage gronde pour nous rappeler sa force dans les profonds et rougeoyants paysages. Qu’ai-je fait ? la vie nous parle. Je lui réponds.

Le vaste espace

Longtemps sans bouger, les gestes quotidiens dans l’envolée surprennent l’euphorie de la lenteur. Il se peut que quelque chose nous retienne, dans l’intervalle des innombrables secondes, tel que me l’enseigne la mesure. Immobile au milieu d’un cercle qui s’efface dans le souffle subtil de la flûte, l’âme ne sait plus rien si ce n’est cette force, force intense nourrie de sa propre intelligence. Je la remercie d’être cette beauté vive qui enveloppe chaque chose et qui atteint toujours avec une constante harmonie notre être. Tout disparaît en elle et tout réapparaît aussi. L’évidence. J’aimerais poser tel ou tel mot sur le tableau de mes pensées, puis je ne sais plus rien, absorbée par elle. Elle qui me mène au silence. En elle. Oser le dire dans le frôlement de sa présence, oser même encore le dire dans la puissance de son envahissement, nos moindres fibres du corps vibrant et lui de faire un avec le tout dans les minuscules détails presque insignifiants et qui rejoignent le vaste espace, celui du non-lieu.