Fusion

Elle avait enfilé des talons hauts avec une superbe somme toute peu originale. N’avait-elle pas parcouru les rues enfiévrées de la capitale afin de trouver la paire hors pair ? Se hisser sur ses talons et marcher droit : telle avait été son ambition coutumière. Se hisser, s’élever. N’était-ce pas l’instant phare ? Traverser, sans chanceler, le couloir d’un somptueux hôtel, tenir un sac de luxe et porter des lunettes de soleil ? Elle aimait, en particulier, jouer les femmes insaisissables, les femmes qui traversent précisément les longs couloirs. Marcher sans regarder, les yeux fixés au-delà et voir. Les lèvres exsangues et pulpeuses, de longs cheveux flottants jusqu’aux hanches. Elle aimait le fait d’être anonyme au milieu d’une effervescence houleuse. Ne regarder ni à droite, ni à gauche.

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Raison et folie

Il n’aima pas devenir fou, car de cette folie, il voyait une entrave à la raison. Il regardait le godet, mais elle voyait une coupe. Le monde changeait, il s’y enfermait. Que lui fallait-il ? Pas grand-chose. Du moment qu’il pouvait de temps à autre s’occuper à quelque bricole. Il ne supportait pas la poésie. Il ne s’ouvrait pas à ce qui était autre. Il n’écoutait jamais la radio, ni ne perdait son temps devant la télévision. Il lui semblait qu’on lui volait ainsi sa vie. Il n’avait pas non plus une pratique très poussée du téléphone. Un balbutiement ici ou là. Des nouvelles à l’emporte-pièce. Quand il était adolescent, il avait vainement penché pour le parti communiste. Mais, au bout de quelques lectures de Marx, il s’en était royalement désintéressé. Depuis, il haussait les épaules quand on abordait avec lui des sujets politiques. Il s’était fait siennes les paroles de Platon. Personne ne lisait Platon. Personne ne lisait les grands métaphysiciens, les vrais philosophes. Il s’ennuyait à mourir quand il entendait les inepties des penseurs d’aujourd’hui. Il bâillait sans discontinuer face au mimétisme ambiant. Il trouvait ses contemporains très peu cultivés. Les académiciens, les théoriciens lui semblaient pompeux et sans consistance véritable. Il faisait une pichenette sur tout cela. Tout s’écroulait. Il se rendit compte qu’il n’aimait rien, que la vie était insipide. Quand il la rencontra, elle dansait avec les mains. Elle riait de ses airs taciturnes. Il ne comprit jamais pourquoi elle vint vers lui.

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La traversée

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Un petit homme était assis sur un banc, les paupières closes, le monde en lui, telle une fabuleuse légende retenue au plus profond de son cœur. Il se balançait et chantait en silence, compagnant ses amis. Ses épaules s’étaient voûtées avec le temps, son corps était semblable à celui d’un enfant et pourtant, il s’agissait d’un vieil homme aux cheveux blancs, aux mains ridées. Son gilet ouvert sur la poitrine, la tête baissée, il dévoilait ainsi la profondeur de son instant. Était-il devenu un balancier dont l’accord ne dépendait plus du monde environnant? Je l’observais de loin, cachée par un arbre et j’écoutais son silence. L’âge l’avait vêtu d’une parure de lumière, d’une sagesse incontestée. Son chant me submergeait et je suivais son balancement avec une joie que je ne maîtrisais pas. Il était mon père, mon frère, mon ancêtre. Il était mon fils, mon compagnon, mon être. Il renaissait à chacun de ses mouvements et son cœur semblait flotter au-dessus du monde entier, semblable à un tournoiement. Autour de lui, des hommes criaient, entraient en une étrange frénésie, mais lui, les yeux fermés, continuait de danser avec les épaules et son torse faisait des va-et-vient, accordé à son balancier intérieur.

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Tout ce temps

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Sur la place publique, il se tint bien droit et tapa énergiquement des mains. Il martelait aussi le sol de ses pieds fantasques, en cadence soutenue. Il acclamait ainsi la foule. Je le surpris plusieurs fois, alors que je marchais sans véritable but, mes pas affamés de vieilles ruelles, affamés de saltimbanques, d’êtres perdus, éperdus. Plus d’orgues de barbarie ! Les trottoirs formaient d’étranges arabesques. On aurait cru qu’il s’agissait de flaques de lait. Nous courions, mon père et moi pour attraper le métro, avant que l’immense portique vert ne se referme. Nous étions essoufflés, mais nous riions avec une joie peu contenue. Comme il se tenait sur cette place que nous traversions d’un bon pas parisien, je le regardai longtemps. Mes yeux s’accrochaient à son regard et je lui parlais silencieusement avec tout mon cœur, avec toute mon âme. Il était absent au monde et pourtant le haranguait avec force violences. Son être m’impressionnait. Que clamait-il au milieu de la foule ? Je ne saurais vous le dire. Il me semblait qu’il disait forcément des choses importantes, mais personne ne l’écoutait. Les passants fuyaient leur propre ombre. Ils s’évanouissaient sur les murs de vieilles bâtisses. Puis, alors que nous faisions une énième fois ce parcours, je me retrouvai face à lui, sans l’avoir vraiment prémédité. Alors, il cessa de parler. Il descendit de son estrade improvisée et se dirigea vers moi. Une joie incommensurable m’envahit. Paris disparut. Il ne resta plus que lui et moi. Nous nous tînmes ainsi un long et interminable moment, nous fixant des yeux. Toutes les frontières étaient abolies. L’espace d’un instant qui n’avait plus de nom, nous étions devenus simultanément un seul regard. Mon cœur chavira. Il finit par prononcer ces quelques mots : Tout ce temps et c’est à toi que je parle.

Le train

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La nouvelle se voulait nouvelle. Elle n’avait pas d’autre but que d’être l’agent libre qui allait converser sous une forme condensée. Elle se soupesait avec une mesure inexpliquée. Il s’agissait de trouver l’élément fondateur, sans pour autant tout divulguer. Elle savait qu’elle allait puiser dans les profondeurs incalculées d’une nouveauté. Poignante et resserrée, la nouvelle était à s’introspecter. Où trouver l’inspiration ? Où puiser l’encre sauvage et la dompter ? Où bâtir sa constance et où fonder son intransigeance ? Le narrateur pouvait être aussi bien une femme, un homme ou même une horloge – d’ailleurs, celle-ci s’est tue depuis ton départ. Le secret d’une élocution dépend de l’auteur et de son inspiration. Mais, il avait décidé de ne point devancer la nouvelle. Il la voulait totalement libre de son propre jugement, de son passé et même de son présent. Entre temps, il était à siroter un peu de café et respirait l’arôme d’un pur enchantement.

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La femme du jardin

Parfois, pour ne pas perdre ceux que l’on aime, nous devenons bien maladroits, comme se souvenant à peine des alentours et fuyant aux abois. Je revois votre démarche singulière et me surprends à longtemps hésiter cet instant, le retenant de mes deux mains impuissantes.

La volupté dépasse toutes les raisons et le jardin avait surgi telle cette femme, irréellement inédite dans mon répertoire misérable de peintre, pour ne plus jamais en sortir, submergeant mes palettes de couleur. La fraîcheur de l’apparition correspond au murmure rauque de mon âme d’impie. Quelque peintre ironique avait touché la toile de mon cœur à l’aide d’un pinceau acéré.

Je revins le lendemain et le surlendemain avec entêtement, quand je réalisai, non sans un certain étonnement, que je me promettais de consacrer le reste de ma vie, s’il le fallait, à attendre Thaïs.

Elle arriva en souriant, sortie de nulle part, avec un panier, qui je le vis, contenait des petites brioches, un pot de miel, du beurre frais, une grande serviette à carreaux.

– Hé Ho ! lança-t-elle comme si elle m’avait connu depuis toujours. Je n’ai pas grand chose, mais vous apprécierez sans doute, dit-elle quelque peu confuse. Puis elle ajouta : Faisons enfin connaissance, Marc. Le souhaitez-vous ?

Tandis que je la regardais, je me sentis envahi par le plus troublant des sentiments, et j’acquiesçais de la tête.

– Merci ! Merci ! fit-elle comme si ce fut la chose la plus extraordinaire. Elle frappait des mains avec cet air enfantin qui m’avait subjugué.

Je ne pouvais raisonnablement plus la quitter des yeux, perdant toutes mes maigres facultés mentales. Mais chose étrange, je n’en avais cure. Il suffisait. Cet instant suffisait. Elle reprit avec une joie volubile :

– Savez-vous que j’aime particulièrement les artistes ? Maman n’est pas du même avis et pense plutôt que ce sont des gens parfaitement immoraux. Oserais-je vous confier ? Je n’aime pas l’immoralité, mais pourtant, je ne peux m’empêcher d’aimer le souffle si particulier de l’artiste, qui dans sa folie, avec une démesure tenant du prodige, est dévoilé ingénieusement dans son art. Un artiste est forcément fou ou je ne sais plus rien, ajouta-t-elle avec une moue dédaigneuse. Sa sensibilité ne peut être une posture tout de même. Je ne peux y croire. Comment peut-on alors être seulement artiste si l’on n’est pas un peu bohémien ?

– Thaïs, les artistes sont certes fous, mais certains sont devenus les artificiers de la folie. Je peux vous l’assurer. Ils sont, pour la plupart, des bricoleurs de mondanité et deviennent vite ce que l’on appelle des négociants sans vergogne, déclarai-je à mon grand dam.

– Alors ce ne sont pas des bohémiens, de vrais aventuriers, renchérit la jeune femme. Je ne peux m’empêcher de croire en l’art. C’est définitif. Il est à mon sens la plus vivifiante des expressions de notre âme. Il est le meilleur de nous-même. Voyez-vous, j’ai en horreur le mensonge. Vous, Marc, êtes-vous un imposteur ? me demanda-t-elle en me dévisageant sérieusement et avec une grande insistance.

Je me surpris à rire et ce rire résonna bizarrement dans tout le jardin. Des oiseaux s’envolèrent au même moment, comme surpris par ma voix. Je me mis à les suivre du regard puis, je finis par lui répondre :

– Même si je peins et que j’aime ce métier qui m’emploie à toute heure, je ne prétends à rien. J’ai déjà trop vécu pour ne plus avoir de prétentions, mais pas assez pour ne pas y croire encore. J’ai sans doute les prétentions de mon ignorance, terminai-je.

Thaïs devint alors mélancolique et ne prononça plus un mot. Elle était de nouveau comme absorbée par le vide. Puis, brusquement, la douce Thaïs se tourna vers moi et me lança solennellement : « Marc ! peignez ce jardin, peignez-le et n’oubliez aucun des détails qui le composent. N’oubliez pas les tilleuls en fleurs, les roses sauvages, ni les capucines au fond du jardin, ni les camélias, ni même les pâquerettes. Fouillez dans les herbes et retrouvez l’âme de ce lieu féerique. Peignez-la. Faites-le pour moi, je vous en prie. Décrivez à travers votre pinceau le bruit furtif des lézards dans les fourrés, le chant du délicat rouge-gorge. N’oubliez pas les violettes, les pensées, les myosotis, les clochettes, les tubercules sauvages, le bleuet, la belle marguerite, les jonquilles, le parterre des fleurs vivaces et odorantes, les œillets, les pétunias, les roches aspergées d’eau du ruisseau, les émouvantes et fragiles perles de l’aube. Peignez le merle et la fauvette, ainsi que la mésange ; faites de ce jardin le regard de votre âme. Venez-y à toute heure, à l’aube, tandis que la rosée mouille nos pieds sauvages. Venez-y au crépuscule, lorsque les belles-de-nuits ouvrent leurs corolles aux papillons. Marc ! Venez ! Revenez me chercher, partout au milieu des centaurées, des pois de senteurs, des vaporeuses pivoines, cherchez-moi partout et trouvez-moi. Thaïs vous attend. »

L’instant d’après, la jeune femme disparut et sur le banc, le panier témoignait de notre dernière rencontre irréelle. Bouleversé, je sus, sans me l’expliquer, que je l’avais perdue. En effet, jamais plus elle ne revint. Thaïs avait disparu dans le secret du jardin. Plus tard, j’appris que la demeure n’était plus habitée, depuis fort longtemps déjà, mais qu’il y avait bien eu une jeune fille qui y avait vécu avec sa mère. Toutes deux avaient péri assez mystérieusement, à la suite d’une maladie. Personne n’avait réclamé la propriété, et celle-ci demeura abandonnée, durant de longues années, envahie par les ronces et les herbes sauvages.

Depuis, les soirs d’été, il m’arrive de pressentir sa présence évanescente, effleurer l’allée de sa longue robe, marchant avec légèreté et riant comme un papillon. Thaïs m’attend et je la rejoins au fond du jardin. Je lui montre mes travaux et je devine toujours son sourire caresser mon pinceau.

La femme du jardin

Il me parut naturel de lui répondre, comme entraîné malgré moi dans cette familiarité spontanée. Et je lui demandai à brûle-pourpoint : Pourquoi ici ?

– Comment cela ? s’exclama-t-elle. Mais pour admirer les poissons rouges. Aimez-vous les poissons rouges, monsieur ? s’enquit-elle abruptement.

– Oui. C’est très joli, balbutiai-je un peu sottement, j’en conviens.

– En êtes-vous sûr ? insista-t-elle.

– Oui.

– Ah bon ! fit-elle, déçue.

Je la regardais. Elle était décoiffée, comme si elle avait couru dans la campagne. Pourtant, ses vêtements révélaient une élégance peu commune. Tout en elle respirait l’étrangeté, le mystère. Je ne parvenais pas à analyser sobrement la situation. J’étais saisi par le charme de ses gestes, de sa voix, de son regard évanescent. Confusément, je comprenais que cette rencontre allait bouleverser ma vie. C’est alors qu’elle s’était franchement tournée vers moi.

– Je suis Thaïs. C’est ma tante Esther qui m’a fait don de ce prénom. Elle a voyagé partout. Oui, vraiment partout. Une femme assez surprenante. C’est elle qui convainquit notre mère de m’appeler ainsi. Un nom illustre, d’après elle. Je ne suis pas certaine que ce prénom me plaise. Mais personne n’ose rien refuser à tante Esther.

– C’est un nom peu commun et je le trouve ravissant, déclarai-je prudemment.

– Pour ma part, je le trouve plutôt encombrant. Je suis définitivement liée à celle qui le portait à l’origine : une princesse égyptienne, au passé obscur et qui se convertit au christianisme plus tard, après avoir été recluse. Rien de bien réjouissant. Une fin tragique ! s’exclama-t-elle.

J’avais remarqué qu’elle ne s’était pas présentée comme on le fait habituellement et cela m’avait frappé. Au lieu de me dire, je m’appelle Thaïs, elle avait dit : je suis Thaïs. Comme je la regardais, elle se leva avec toute la grâce que l’on eût pu imaginer et se tint face à moi.

– Vous ne vous êtes pas présenté. Comment vous appelez-vous, monsieur ?

– Mon nom est Marcus Villié.

– Ce qui compte, c’est ce que nous sommes, déclara-t-elle, comme pour excuser mon nom si commun. Pensez-vous que ce soit le nom qui nous fait, ou au contraire, nous qui fassions le nom ? me demanda-t-elle en levant la tête, tout en ne manquant pas de suivre du regard, avec un intérêt non dissimulé, l’écureuil peu farouche, qui s’était aventuré au-delà de son arbre.

– Sans doute un peu des deux, répondis-je.

– Venez quand vous le désirez, Marcus Villié ! lança-t-elle tout en riant. Ici, vous serez toujours le bienvenu, ajouta-t-elle avec emphase.

Elle me regardait à la dérobée, et ses yeux, soudain plein de malice, pétillaient. La petite fille en elle apparut et cela me déconcerta. Elle était totalement imprévisible. Je finis par lui expliquer platement la raison de ma présence dans ce jardin afin, sans doute, de me donner une contenance.

– A la vérité, je pensais que cette propriété était inhabitée et même en ruine. Or, je vois qu’il n’en est rien.

– Puisque je vous dis que vous pouvez venir quand il vous plait. Ce jardin est à vous. Il ne vient jamais personne par ici et votre présence est plutôt une source de joie pour moi. La prochaine fois, je vous ferai goûter de mon miel. Nous avons placé, ici et là, quelques ruches avec ma mère. Je vis seule ici, depuis… Mais la jeune femme s’interrompit et ses yeux basculèrent dans ce qui me sembla être un gouffre sans fond, un vide abyssal et je frissonnai. Puis, elle se tourna lentement vers la vieille bâtisse et devint rêveuse. Sans crier gare, sans même me dire au-revoir, elle se mit à courir, comme se souvenant de quelque chose d’important et je restai là, hébété, ne sachant plus que faire. Je ne la vis plus. Avait-elle disparu dans les buissons comme par magie ? Il n’y avait plus personne et j’eus beau faire le tour de la propriété, je dus me rendre à l’évidence : il n’y avait ici nulle âme qui vive. M’étais-je alors assoupi un court moment, et la vision, ainsi que ma conversation avec Thaïs, n’avaient donc été que le fruit de mon imagination ?

***

*La peinture est de Carl Spitzweg

La femme du jardin

Il existe, j’en suis sûr, un lieu que personne ne peut toucher, ni profaner, un lieu qui vient d’où l’on naît, d’où l’on vient aussi et où l’on va. Quand l’enchantement est notre commencement, il nous a touché. Quand nous sommes malades, nous devenons fragiles, mais nous nous reposons au creux de ce qui a toujours été. Le monde que je connais, dans ce qui partira de moi, est un monde qui est la rencontre. Sans nous trouver, pouvons-nous encore nous connaître ? Si vous désirez emporter l’instant, emportez-le, lui, celui qui est venu et qui vous a émerveillé. Ne le lâchez jamais, fût-il éprouvant. Car dans l’épreuve, il est une finalité.

Je projetais, ce matin-là, de pousser plus loin ma promenade. Ce ne fut pas en vain, puisque je découvris un mur en ruine, et au-delà, un jardin abandonné, dont la luxuriante végétation m’appela. D’énormes fougères et des ronces tenaces me barraient l’entrée. Je dus me frayer un passage au milieu de la flore sauvage. Les oiseaux qui chantaient à tue-tête furent à peine dérangés par ma présence. Quand je levai la tête, le ciel me sembla d’un coup fort éloigné. Allais-je me perdre dans ce jardin ? Il advint, au fur et à mesure que j’avançais, que l’espace se parait d’exotisme. N’avais-je pas aperçu un perroquet survoler mon épaule et me lancer un rire presque moqueur ? Un frisson me parcourut l’échine et je retins mon souffle. Les fleurs étaient opulentes et gracieuses ; les pivoines resplendissaient malgré la saison avancée ; les roses dansaient au sein de l’étrange verdure enchevêtrée. Le chèvrefeuille, qui avait poussé tout près d’un mur, embaumait. La chaleur s’était dissipée comme par miracle et le jardin s’incarnait dans le printemps le plus exquis. Les papillons multicolores faisaient leurs rondes, et j’aperçus même une libellule d’un bleu remarquable, qui me compagna durant un court instant. Au loin, comme jaillie de nulle part, une grande demeure apparut ; une vieille bâtisse en pierre. En continuant de me frayer un chemin dans les hautes herbes, et alors que j’obliquais vers la droite, je vis à ma grande surprise, une jeune femme assise sur un banc, le corps abandonné, tout à la contemplation. Je fus saisis par cette apparition et faillis presque trébucher de surprise. Comme je fis du bruit, la jeune fille tourna lentement la tête vers moi, sans être le moindrement surprise, et me regarda fixement, ce qui me mit dans la gène la plus inexplicable. Il me sembla que face à elle, je devenais quelconque, totalement insignifiant et j’eus presque honte de mon chapeau de paille, de mon veston en toile dont j’avais retroussé les manches. Je portais un sac à dos qui contenait mon attirail de peintre et mon chevalet en bandoulière. Tandis que je préparais une phrase d’excuse, la jeune femme prononça avec un ton presque emphatique : C’est ici, oui, tout juste ici, le lieu idéal pour construire un bassin ! et elle me regarda avec un sourire qui illumina son visage régulier, d’un ovale parfait, aux traits délicats et fermes à la fois.

Peinture de Vittorio Matteo Corcos

La femme du jardin

Deuxième partie

J’avais loué la petite chambre d’un vieil hôtel de campagne, situé à la limite d’Yzosse, chez Mr et Mme Cyprien, des gens charmants. Était-ce songe d’un été que m’enchantaient les promenades que je faisais très tôt, afin d’éviter les chaleurs estivales, particulièrement marquées cette année-là ? Mme Cyprien me préparait de copieux repas que je ne savais, hélas, à mon grand regret, honorer, même avec la plus remarquable des bonnes intentions. Selon elle, j’étais trop chétif et un peu palot, ce qui me faisait sourire secrètement. Pour mon expédition, je me munissais d’un carnet de dessin, de quelques crayons de couleur et du repas froid que me préparait Mme Cyprien. Le paysage me ravissait et je finis par prolonger mes sorties, en dépit des températures incendiaires. J’aimais me réfugier dans les sous-bois, tout près d’un ruisseau qui s’épuisait pourtant devant les rudesses de la sécheresse. J’éprouvais le besoin de me baigner dans la nature, de m’y laver, me sentant comme par trop tôt pollué par les vices du siècle. Je revisitais mentalement Les rêveries d’un promeneur solitaire et saisissais pleinement, avec un engouement nouveau et sans limite, ce qu’avait dû éprouver Rousseau lors de ses immersions dans la nature. Mon esprit revivait, indépendant et soulagé. Je revins chaque jour étudier le paysage, l’invitant à me surprendre. Quand je rentrai, curieuse, Mme Cyprien venait prendre de mes nouvelles. Elle était fière de surprendre le jeune parisien que j’étais et ne me lâchait plus. A cette époque, j’écoutais avec beaucoup d’amusement ces propos. Je les trouvais frais, sans composition. Cette brave femme me reposait, d’une certaine manière, de tout ce que j’avais connu jusque-là.

– Quand il nous vient de bonnes gens comme vous, on est plutôt content, me dit-elle un soir.

– Ah ? demandai-je, surpris.

– Pour sûr ! beaucoup sont de passage. Ils marmonnent entre leurs dents et nous lancent des ordres avec fierté. On se demande pourquoi d’ailleurs. Ici, c’est un petit hôtel sans prétention. C’est parce qu’ils payent qu’ils nous prennent pour leurs esclaves. Mais, l’argent n’empêche pas le respect.

– Je vous approuve sans réserve, Madame.

– Nos enfants sont partis pour la grande ville. On s’est finalement retrouvés seuls. Ça nous cause du chagrin, mais on s’y fait. Dans le fond, on les comprend. Ils doivent s’ennuyer dans ce coin perdu. A côté de la ville, ici, ça doit leur sembler terne. Pour nous, c’est pas pareil. C’est notre pays et on n’a pas connu autre chose. Il coule dans nos veines. On l’aime, voilà tout, tandis que la jeunesse… elle aime bien se distraire.

Mme Cyprien me couvait comme si j’étais un de ses enfants et je comprenais, qu’à sa façon, elle aurait aimé que d’autres s’occupent de ses petits comme elle le faisait avec moi.

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*La peinture est d’Édouard Vuillard (1868-1940)

La femme du jardin

Voici comme promis, cette nouvelle écrite, il y a bien longtemps, alors que j’avais dix huit ans. J’ai procédé à quelques retouches, mais l’ensemble, ainsi que l’esprit, restent fidèles à mon écrit de jeunesse. Le personnage principal de cette nouvelle est un jeune peintre. Il est le narrateur de l’histoire. En voici la première partie.

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Quand le temps s’aplanit, il reste parfois celui des suspensions. Mais aucun des souvenirs, si révoltés soient-ils, n’auront raison du temps. Qu’ils soient enlacés de perpétuels commencements ne changent rien au goût éphémère et les images qui reviennent ne sont plus que sable asséché par le vent. Ose-t-on retenir ce qui a vocation de partir ? Peut-on nourrir le vent de nos chimères et regarder cela avec sérieux ? Serge Gavrilovitch Abdoulov, mon grand ami Serge Gavrilovitch Abdoulov, me déclarait encore hier soir, avec son emphase habituelle : la vie est un perpétuel commencement. Je n’étais pas d’accord avec lui et pour ne pas l’entraîner dans une longue conversation philosophique, à laquelle je ne me sentais pas le courage de faire face, je demeurai prudemment silencieux.

Quelque part, la vie est un gouffre profond duquel jaillit parfois une lumière, mais une pure lumière, dangereusement puissante. Je me suis donné ce moment d’arrêt, j’ai laissé la plume sécher, et j’ai plongé dans le vague. Que fais-je à écrire ces moments révolus ? Cette vie a-t-elle un sens ? Si j’ai vécu, n’ai-je vécu que pour ce passé qui me hante ? Douloureux passé, heureux ou malheureux, qui dans mon confinement, fait resurgir inlassablement ma secrète et incisive intimité ? Tout ce qui est advenu à la suite de cet événement, n’a été qu’une greffe mûrie au vermeil de ma souffrance, fruit mûri jusqu’au renoncement le plus radical. Je suis entré en errance et la vie m’a semblé insipide.

Cela survint quand je décidai de m’installer, durant cet été caniculaire, dans un petit village au sud de la France. Il me fallait oublier les mouvements incessants de la capitale. L’atmosphère y était particulièrement pesante. Le jour, Paris croulait de léthargie mortifère ; la nuit, la béance orgiaque faisait de la ville un ventre ouvert à la putride effervescence. Les boites de nuit croulaient dans les sueurs bestiales, et la débauche de chair avide, dans des troubles quasi insurmontables. Rosamonde m’y entraînait avec la vanité des femmes désœuvrées. Elle s’essayait à une multitude de sensations mondaines et je dirais même discourtoises. Elle se vautrait dans les cocktails parisiens insipides où régnait un ennui saumâtre, tout en se donnant des airs faussement indignés. Elle se flattait d’être encore convoitée. Pourquoi avais-je ainsi succombé à ses appels de veuve joyeuse ? Pourquoi avais-je été fasciné par ses airs de femme fatale ? Aujourd’hui, je me le demande encore. Du talon haut jusqu’à la courbure des hanches, du regard mascara à la bouche ensanglantée, tout sonnait la platitude et la fausseté. Son despotisme était à la mesure de ses lingots d’or, transformés pour la plupart dans les rivières factices des diamants que son cou arborait avec hauteur.

(…)

*La peinture est d’Irene Sheri