Monde crépusculaire

Doux ruisselet, épanché de grâce, discret le long de la rive, barbotant tel un canard sauvage ! Le lilas refleurit aux senteurs d’une main qui s’y pose, et vois-tu, la révérence du jour pointe sans demande, sans imprécation, sans violence, s’écoulant comme un matin nouveau, sur le mur ancien et, la branche salue le passant. Dans le pays de l’âme, il y a une lumière qui ne dit pas ses mots : elle tremble au soir d’un monde qui s’étrangle, les nœuds d’une image infernale. Au centre, la lumière bâille et la porte s’ouvre sans bruit. L’on y aperçoit une nymphe et puis une créature que l’œil ne sait encore nommer. Des eaux lustrales, l’elfe asperge de rosée les premières lueurs de l’aube. Un bourdon enhardi vole et le papillon le suit transi d’Amour, effeuillé par le vent léger tandis que l’âme conçoit un soupir, puis un autre et le corps s’éveille et les bras chantent. Une multitude de feuilles s’échappent telles des mains éparpillées aux quatre coins du monde. Le chêne lance des glands au loin, comme le semeur d’étoiles. La roche devient l’appui des lutins mutins. Le clapotis les occultes derrière une senteur de mousse. L’on voit s’élever des poussières dorées et des noms de joie se transforment en éventail : Eléonore ! Madrigal ! Partition ! Odorée ! Saint Graal ! Donjon ! Pierre tombale. Epopée ! Chevalier ! Le ruisselet en est tout ébaubi. Paladin, destrier ! Le Gué ! C’est là que s’endort Arianne. Où nous conduit son monde enchanté ? Au pied d’une muraille, le labyrinthe et les bottes de sept lieux. L’on vient à peine de s’éveiller.

L’Ordinaire

L’ordinaire, à quatre pattes, aux recoins d’une pièce, ce sont les genoux qui en parlent. Un chiffon, une serpillère, de l’eau et cette dalle me fait des confidences, tout comme hier. Elle a des yeux, elle a une bouche. Personne ne le voit. Cet ordinaire est aussi une porte, parfois, une fenêtre et je me cogne la tête. Dix mille étoiles et me relève. Mon évier a toute ma compassion. J’y lave un bol, une assiette, quelque fourchette. Une mouche se pique de m’assaillir. Le beurre se ramollit et je la vois dessus, ivre. Elle me fait rire. Croyez-vous que les mouches aient un nez ? Sente-t-elle la confiture, l’air un peu insensé ? Parfois, je me mets à penser à ces petites choses. Même le tapis du petit couloir me raconte des histoires. Vous ne voulez pas me croire ? Je demeure à la maison des jours entiers, des nuits aussi. C’est l’or de la vie. Quand je remarque une araignée, fixée depuis des jours sur le mur blanc, je me demande à quoi elle rêve. Elle m’étonne par son immobilité. Une marmite, emplie des tomates du jardin, chante lentement. Le couvercle soulevé laisse s’échapper une fine odeur de sauce mijotée. Pour me reposer, je vais à mon chevalet et me laisse inspirer. L’or du jour se tisse des fils tendus que l’on veut bien tisser. Le soir, je lis un livre qui fait le récit d’un preux chevalier.

Depuis tout ce temps

Depuis tout ce temps,
Les uns me poursuivent,
Les autres me tourmentent,
Mais ce cœur tendu,
A tantôt fui.
Quand s’est-il jamais appartenu ?
Voici qu’il file,
J’ai beau le saisir,
Mille fois,
Il m’échappe,
Le voici à mille nues,
Le voici flamboyant,
Le voici cuisant,
Le voici au tréfonds,
Le voici disparu,
Mon corps entier, l’a pris.
J’ai mangé d’un fruit,
Ni d’ici,
Ni défendu,
Mon cœur, qu’as-tu fait de mes nuits ?
Est-ce un raisin,
Est-ce une figue,
Est-ce plutôt miel inconnu ?
Depuis tout ce temps, l’on me blâme,
Depuis tout ce temps,
Que suis-je devenue ?
Bien, bien !
Il me plaît d’être ainsi,
Il me plaît d’avoir perdu,
Le sens et la raison,
D’être en la loi de ceci,
Je n’ai pas même les haillons d’une vie.
Depuis tout ce temps,
L’on me reproche,
Mais mon cœur, je cours après lui.

Le sage

Rive à la dérive,
Place à la déclasse,
Bien calé et décalé,
Plantureux puise à l’eau,
Il y a démence,
Et puis folie,
De rive en dérive,
A dos d’un bœuf,
Disparaît du monde :
Le délire est grand,
File au bras du vent,
Quand il est doux,
Ne pas sauter du pont,
Traverser les eaux en silence !
Le sage change sa monture en âne,
Mais le bœuf tressaute,
Sa joie d’être la bête de somme,
Tel disciple frémit de perdre le sage,
Quelques propos, je gage,
L’homme vient et surgit de loin,
Je l’ai vu assis sur un nuage,
Il fit ce simple rappel :
Seuls les pauvres et les démunis,
Vide besace,
Gardent le cœur loin des conjectures.
Quoi ?
Le sage se tait,
N’en prenez pas ombrage !

Correspondances LII

Très cher,

Depuis longtemps, nous avons cessé de croire en la politique. Il nous semblait que les solutions, intégrations et autres fariboles devenaient saugrenues et nous excluaient définitivement de toute réalité. La vie n’appartient pas à ceux qui se voudraient nous diriger. Que l’on s’appesantisse ensemble sur les modalités d’une organisation sociétale, cela me semble, certes, la plus franche des approches. Depuis longtemps, nous savons que le pouvoir est corrompu. Une véritable gangrène quasi indissoluble. Pourtant, à défaut de sombrer dans le plus grand des désarrois ou de sauter de joie comme la plus niaise des personnes, nous avons opté pour un chemin intérieur, résolument et définitivement. L’on pourrait dire que ce chemin nous a choisi. C’est presque certain. Toutes choses, en nous-même, et même à l’extérieur, participaient de cette vivante orientation. Nous en avons parlé bien souvent. En dépit du fait que ce monde court à sa propre perte, nous avons répondu à l’appel intime de notre être. Nous n’y reviendrons pas. Au point où nous en sommes, nous n’avons pas peur du lendemain, ni peur de mourir de faim ou de froid. Si nous quittons ce monde, nous le quittons avec quiétude. Sans doute, sommes-nous loin de tout comprendre, mais, à ce moment précis, nous n’éprouvons ni regret, ni âpreté, ni rancune. Nous n’espérons ni nous ne désespérons. Nous sommes reconnaissante.

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Les ailes

Le rougeoiement du cœur,
Semblable au désir insatiable,
Les effluves d’un voyage.

Où s’en est allé le bruit furtif des ailes,
Noyé par les rougeurs du ciel ?
Et où s’en est allé le regard incertain,
Aux sillons brefs du matin ?
Où s’est donc alangui le soleil,
Quand les oiseaux s’échappent au firmament vermeil ?
Les a-t-on suivis sans que rien ne nous retienne,
Ou bien s’est-on appesanti sur ce que crayonne
Un cœur tout étourdi ?
Reviendront-ils nous donner quelques nouvelles,
Là où leur bec pointe ivre et, l’étendard qui flotte
Au sommet d’un autre monde ?
Je vais avec eux sans plus attendre,
Ces ailes frémissantes et haletantes
Sont de loin mon périple favori.

Les yeux vagues

Les yeux parlèrent, et les yeux voulurent s’exprimer par les mots, tandis qu’ils se noyaient dans l’incandescente lumière, tandis que les yeux embrassaient mille soleils à l’horizon. Est-il révolu le temps où je me laissais glisser dans les couleurs de l’automne, lors que les rayons s’étendaient jusqu’au cœur ? Est-il révolu le temps où je glissais, glissais dans la profonde lumière et, est-il révolu le temps où mon âme, inlassable, voguait dans l’insondable ? Mon corps disparaissait, les gens autour n’étaient plus, et le cognement de l’indicible me submergeait et il m’était totalement indifférent que les yeux vagues, le soleil m’absorbât. Où allais-je ainsi ? Où étais-je totalement engloutie ? Est-il révolu le temps insouciant où je me laissais être, anonyme dans la foule, et le cœur chantait sans gêne ? Est-il révolu le temps qui ne compte pas le temps et où l’on a tout le temps de se laisser inonder de lumière et même de disparaître ? Absorption étonnante et, l’on s’assoit face au déclin du jour et l’on voit venir encore le soleil, baigné de son propre mystère. Mais que j’aime, Oh ! que j’aime cette perdition au plus profond du cœur, et que j’aime la lente marche dans le regard qui se noie au crépuscule du rêve.

Le géant et la lettre

Il s’agissait d’un géant aux mains rustres, des mains qui ne lui servaient strictement à rien et il les laissait pendre partout, tandis qu’il marchait, le dos bien rond, le torse rentré. Ses deux mains, il parvenait à les soulever et se mettait à les tourner dans tous les sens. Etaient-elles semblables à ces marionnettes que l’on jette sur un drap blanc en ombres chinoises ? Son cerveau ne lui faisait guère parvenir les messages clairement et il tournait ses deux immenses mains avec beaucoup d’étonnement. Ce géant des montagnes se nourrissait d’herbes sauvages, lors qu’il s’allongeait de tout son corps et broutait comme les moutons. Il se lavait en plongeant dans le lac argenté. Mais, toujours, il était fasciné par ses deux larges paumes, par ses doigts potelés. Il les faisaient danser avec une grâce insoupçonnée. Ce géant solitaire marchait lentement et s’amusait à regarder les oiseaux voler. Certains s’aventuraient jusqu’à lui et il leur souriait avec une joie profonde. Un jour, cette incroyable créature trouva une enveloppe sur le sol. Etonnamment, elle avait volé jusqu’à lui. N’avait-elle pas traversé mille océans, portée par le vent, son ami ? N’avait-elle pas affronté les vallées, les forêts inextricables, les ouragans, les dragons de la contrée des vieux pirates, franchi les sept continents ? La lettre avait pour mission de le trouver, de trouver ce géant. Elle avait même failli être engloutie par un boa et lui avait échappé de justesse. Mais la lettre, qui avait bravé toutes les épreuves, se répétait avec une grande obstination : Je dois le trouver ! Je dois le trouver ! C’est alors que la délicate enveloppe, qui contenait la fameuse lettre, arriva jusqu’aux pieds de notre géant. Il se baissa et spontanément, fit usage de ses deux mains. Il saisit avec beaucoup de prudence, avec une réelle élégance, cette précieuse missive. Elle se transforma aussitôt en la plus belle des créatures jamais vue. Elle se tint sur la paume du géant avec une grâce peu commune et lui fit une révérence. Les yeux du géant s’écarquillèrent et il entendit, au fin fond de sa caverne intérieure, les battements de son cœur. Il comprit enfin pourquoi il avait deux larges mains. Il comprit, que tout ce temps, elles l’attendaient, elle, cette si fragile lettre.

L’eau

L’eau glisse,
Mes pas l’effleurent,
Ou bien est-ce mon cœur ?

La sérénité est semblable à un lac. Le miroir est aussi stable qu’une montagne. Pourtant celle-ci voyage si loin que le cœur a tressauté. Était-ce ici ? Était-ce ailleurs ? Le miroir s’entrouvre et l’âme est semblable au Miroir.

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Tableau de Johan Fredrik Eckersberg (16 June 1822 – 13 July 1870)