Insondable

Le temps du regard, est-il le temps réel ? Le temps du cœur est-il le temps du cœur ? Le temps du frémissement, quand l’insondable sonde l’instant.

Alors par le souffle, dans l’imperceptible silence, sur les ailes même d’une mouche, le temps s’occulte. L’esprit effleure très loin jusqu’au roc, les plus incroyables et intouchées pensées.

Je t’ai rejoins, Ô regard et tout contre moi, enlacée à ta vague, je me suis surprise écorchée au vif de ton matin.

Sur la branche s’enchevêtrent les résonnances, pépiement des oiseaux, indifférents à ce qui passe, tout entier dans la surprise, et l’éclot d’un chant mélodieux.

Je compris que mon ne voulait absolument rien dire, ni ma, ni ton, ni je, ni moi. Je sus que la volonté était un masque pour les peureux. Il tremble de peur celui qui ne voyage nulle part et la voile claque au vent entre les lignes. La peur. Je ne sais pas pourquoi les gens ont peur et sans cesse s’abîment à dire ce qu’ils ne sont pas. La peur amène à la jalousie, à l’envie, à la méchanceté, à la violence, au dénigrement, à la rivalité. Pourquoi avoir peur de ce que je n’est pas ?

J’entends certains dire : c’est à moi, c’est à moi…Moi, moi, moi…

En attendant, ces gens manquent la rencontre.

La voix

Ne pas se sentir de son siècle, marcher à côté, cultiver l’esprit, ne plus dépendre du boire et du manger est l’état le plus singulier qui soit. Vivre avec les sens décuplés, puis entendre cet appel qui vient d’un autre monde. Entrer, depuis, en cette résonnance sans jamais oublier, conduite par le vibrant écho. J’étais assise près de la fenêtre, et recopiais un devoir. Seule dans cette vaste chambre que j’appelais Mansarde, dans un profond silence, silence retentissant au demeurant, je perçus une voix. Elle m’appelait depuis un espace inconnu. Elle m’appelait par mon prénom. Je me levai précipitamment et regardai par la fenêtre, d’où je crus que la voix partait. Mon cœur s’affola et de nouveau, je l’entendis quasi plaintive. Aujourd’hui encore j’en frémis. Il s’agissait d’une voix surnaturelle. Je me mis à pleurer sans raison. Je tremblais de tous mes membres et suffoquais d’une tristesse que je ne m’expliquais absolument pas. J’allai voir ma mère pour savoir si l’on m’avait appelée, mais il n’en était rien. Du reste, je le savais. Alors, m’en retournant vers Mansarde, je couchais sur mon carnet, ce qui apparut comme un poème fébrile. Mon âme n’est jamais revenue du moment hébété et troublé. C’est ainsi que je sus que je ne vivrai certainement pas dans le monde que l’on nous voulait nous imposer. Je décidai de soumettre à mon professeur de français cet écrit, comme pour l’éprouver et m’éprouver de même. Lorsqu’elle acheva sa lecture, elle leva un regard intense vers moi et m’interrogea gravement : « Est-ce toi qui l’as écrit ? » Au bord des larmes, j’acquiesçais. Voici ce qu’elle me déclara alors : « Ton écrit est philosophique. Ce n’est pas de ton âge ». Bien des années plus tard, lors que la vie s’écoulait dans un débordement effervescent que je ne pouvais véritablement partager avec personne, je compris que la voix n’avait assurément pas d’âge, qu’elle n’était non plus philosophique, mais qu’elle venait d’ailleurs. Je compris aussi que j’étais à tout jamais marquée par cet appel lancinant…

Peinture de Lu Jianjun (Chinois, né en 1960)

L’homme et le petit singe

L’ignorance a ses vertiges et le monde ses dérives. Quelles sont donc ces étiquettes que chacun déverse sur d’hypothétiques boîtes de conserves ? Plus que l’ignorance, la bêtise est l’éhontée méprise. Sommes-nous née dans un monde qui délimite la liberté, touchant du bout des doigts les plaies et les meurtrissures de nos âmes ? Les choix et les engagements sont monumental rapiéçage, l’inertie d’un puzzle poussiéreux. Alors, j’ai cherché ailleurs et ailleurs est devenu prodigiosité. Ailleurs a soulevé le monde qui s’est mis étonnement à tournoyer, libre comme une incroyable retrouvaille. La maturité est une connaissance savoureuse. Elle ne vient ni de l’insouciance ni de la négligence. Il n’y a pas de place pour cette sorte de vide. L’engagement est conscience. Mais le sage déserte la place publique et se retire loin, avec ses amis. Telle est la sagesse. Un homme tenait un petit singe dans ses bras comme l’on tient un précieux trésor. Une lumière vint à passer semblable à une féerie. L’homme l’appela aussitôt et lui tendit le petit singe, tout en demandant le secours. Mais la lumière attira l’homme et l’enveloppa comme il enveloppait son singe.

Encore toi

Des nuits entières, durant de longues années, quand le sommeil gagne les corps, l’âme éveillée entre en prière et, des profondeurs traversées du discours, un autre monde, un autre monde surgit… J’écrivais sur un carnet, la plume qui grince dans les abîmes éprouvés. Je disais, maintenant : même s’il s’agissait d’un autre visage, ce serait encore toi. Mon amour pour toi serait le même, car au centre, l’amour a tous les visages, et tous les visages sont encore toi. Quand je te regarde, c’est encore l’autre toi que je vois et l’autre, encore, c’est toujours toi.