L’Âme du monde

Nereo écrit :

L’amour en action (c’est le cas de la compassion, du patriotisme, de l’altruisme, etc.) est une pulsion qui ne se résout pas en froids concepts rationnels. Seule la poésie ou une nouvelle dialectique peut le résoudre. On dit : ici le sentiment, le cœur, revendique ses droits. C’est peut-être juste mais, de la même manière, on peut dire que le cœur et les sentiments ne créent pas les raisons qui déterminent l’acte. Ils présupposent l’acte : la compassion entre dans mon cœur alors que la représentation d’une personne qui suscite la compassion s’est déjà formée dans ma conscience. Voir l’histoire du bon Samaritain qui vient en aide à un homme battu par des brigands ; tout le monde le vit mais cette représentation ne se forme pas en conscience. Alors, le chemin du cœur passe-t-il par la tête ? Oui, et l’amour ne fait pas exception à cela non plus. Lorsqu’il n’est pas la simple expression d’instincts sexuels, l’amour repose sur les représentations que l’on se fait de l’être aimé ; plus ces représentations sont idéalistes, plus l’amour est béatifique. Ici aussi, le sentiment est le fils de la pensée. On dit que l’amour nous aveugle sur les faiblesses de l’être aimé mais on peut aussi regarder la même chose à l’envers et dire que l’amour nous ouvre les yeux sur les mérites de l’être aimé. Beaucoup passent par ces mérites sans y prêter attention, sans les exprimer. Cependant, une personne peut les remarquer et c’est précisément pour cette raison que l’amour est appelé « éveillé » dans son activité intérieure (âme) ! C’est-à-dire qu’il s’est créé une représentation de quelque chose que cent autres n’ont pas. Et parce qu’ils n’ont pas de représentation, ils n’ont pas d’amour. Toute action humaine vue des deux côtés me fait comprendre que le problème de l’origine de l’amour dans l’action suppose celui de l’origine de la pensée. Alors, chère Béatrice, seule une grande âme peut concevoir une pensée comme « Mon cœur, ne me demande pas si mon Amour a disparu, car le passé a planté sa mémoire éternelle » !

Béatrice répond :

Cher Nereo,

J’aimerais ici parler de Voie, d’une Voie rendue manifeste par le simple fait qu’elle existe. Et elle existe. Extraite ou surgie du non-manifesté, la réalité rendue nécessaire par le fait même de sa manifestation est notre point de départ. Le non-manifesté est la réserve exponentielle, infinie donc, de toutes les possibilités de la vie. Cher Nereo, je vais parler à partir de l’infime déployé en un être que nous appellerons x. Cet être vient au monde et d’emblée ne s’identifie jamais à ce qui est communément admis. Il n’est pas malheureux, et même, je dirais qu’il est plutôt en un état extatique quasi constant. Il vit au sein d’une conscience qui se déploie, offert qu’il est à la vie et la vie s’offrant à lui de façon semblable. Ces deux-là jouent ensemble avec une légèreté incommensurable. Cet être pourrait dire : Je ne rencontre aucun problème, la vie est moi et je suis la vie. Il pourrait dire que la chaleur effusive de la vie l’enveloppe, le submerge à tout moment. Il reconnaît la joie de l’unité. Il s’agit de l’Eden primordial, la conscience-une avec Dieu-Un. Voici que le Jardin est une Rose et la Rose libère son effluve, son Essence et vient poser sur le cœur de l’être un flux qui éveille le Langage pur, celui de l’Intelligence. On apprend, à cet être, depuis l’intérieur, que la Conscience est Amour, et l’Amour est Conscience. Il ne s’agit pas uniquement d’une émotion, mais bien plutôt d’un Langage embrassant chaque chose, nimbant chaque chose, et issu de chaque chose, c’est-à-dire de la Vie. La Vie est Langage contenu dans ce que l’on appellerait l’Œuf primordial. Sans ce point de commencement, il n’y aurait rien. Il n’y aurait pas l’idée même du rien. Si l’on considère la vie telle qu’elle se présente de nos jours, la dégénérescence est telle, que l’idée de l’Amour se cristallise selon la conscience involuée. L’Amour n’est plus perçu selon un Absolu, mais bien selon le niveau de conscience qui nous anime. Et cela peut être sexuel, démoniquement pulsionnel, destructeur ou élévateur vers le pôle suprême. Il n’en reste pas pas moins que même les formes les plus rudimentaires de l’Amour sont toujours inscrites dans la mémoire de l’Amour absolu, absolutoire. Celui-ci est Vie, langage, enseignement, dynamique. Quand l’Amour de l’Origine est libéré en cet être « préparé », « initiatiquement » capable de décrypter les puissances de l’être et de l’Être, alors, il réalise la Voie. Il entre dans une autre dimension, une autre vibration existentielle, qui lui livre à son tour, son secret enfoui. Alors, l’Amour, qui n’est pas une idée, mais bien une réalité, devient la Source la plus extraordinaire du Langage enseignant. Elle le redonne à la mémoire éternelle, à la mémoire de son origine et de son acte de retour. Elle le relie au ciel, à la terre et au-par-delà. Elle lui donne à vivre l’horizontalité et la verticalité sans discontinuité.

Mille et une nuits (1)

Au cœur de la pièce, des coussins au tissus soyeux jonchaient le sol, formant ainsi une sorte de lit improvisé. Des voiles aux couleurs chatoyantes dansaient au dessus, épris et dominée par l’ivresse nocturne. Par une petite ouverture s’engouffrait le doux zéphyr qui venait caresser les divers ornements. Les flammes d’une multitude de bougies vacillaient au toucher de l’haleine effusive du vent léger et complice. Il émanait de ce lieu une radiante lumière et je ne sais quelle volupté éthérée. Des voûtes parcouraient le plafond haut de la pièce. Celle-ci semblait danser au son d’une voix inconnue.

Ô mon cœur, ne me demande pas où s’en va le souffle, celui venu de mes rêves, Non ! mon cœur, toi, mon secret le plus profond et enfoui, ne viens pas me troubler, alors que les ombres tremblent sur les parois de la nuit. Viens plutôt m’abreuver de la pluie venue des étoiles. Ô mon cœur, viens plutôt surgir de mes ruines et m’envahir du lierre de la vie. Comment veux-tu que je brise les murs de notre Amour et comment veux-tu que j’oublie ? Je ne sais plus que chanter mes illusions, celles qui ont fait de moi ce terrible présent. Comme le cœur est traître et trompe mes vaillances, mes résistances ! Non ! Mon cœur, ne me demande pas si mon Amour a disparu, car le passé a planté son éternel souvenir. Si mon chant s’épuise, voici que du fond de mes chaînes, les mains ensanglantées, le fleuve se déchaîne et bouillonne. L’Amour a fait céder les digues, et dis-moi, Ô mon cœur, l’Amour a-t-il été témoin de deux semblables qui s’aiment ainsi à la folie ?

Au-delà

Etonnant ce que dit un jardin ultime :
Je me suis bien des fois trompée,
M’emmêlant les pieds.

Il m’y mena par un sentier bien étrange, me comprima, me fit visiter certaines parcelles de terre, des morceaux du ciel, et malgré de nombreuses déroutes, comme une sauvage échevelée, j’ai tenu Sa Main très serrée, très très serrée. Parfois, je Le vis rire et ma joie était au sommet de toutes les montagnes. Parfois, je voyais Son regard fixe qui m’impressionnait. Mais, comme je Lui suis reconnaissante d’avoir effacé, effacé, effacé la peur. Il me dit : Je suis à la mesure de chaque temps, et Je vais te confier son secret.

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Peinture de Craig Keenan

Terre, Eau, Ciel

Nereo écrit :

Le Royaume luxuriant et abondant est quelque chose dont j’ai aussi soif. Mais la soif m’amène à considérer qu’en quittant le corps je ne devrais plus avoir envie de revenir ici et je ne suis pas encore prêt à m’installer dans cette décision. C’est-à-dire : la vie sur terre est difficile, mais elle est aussi bonne ; elle nous donne du pain et c’est beau. D’autre part, l’autre pensée : la terre est le corps du Christ que nous piétinons en marchant, alors pourquoi revenir ? Je suis à ce carrefour. J’en ai parlé tout l’après-midi avec une amie qui juge sage de ne pas revenir et elle m’a un peu convaincu mais pas complètement, donc je pense qu’elle est en avance sur moi, car elle me raconte ces choses depuis les années 90, quand elle réarrangeait toutes mes notes de mon premier et deuxième livre, principalement basées sur l’archéométrie de Guénon sur l’alphabet Watàn primordial. Je pense qu’en étant libre du corps, il sera beaucoup plus facile de savoir quoi faire. Salutations à tous. Bonjour Basile. Vous êtes tous magiques. Moi aussi, comme Kristen, j’attends les paroles de Béatrice. S’endormir avec toi, c’est beau d’être au monde. Malheureusement. Ne riez pas!

Béatrice répond :

Cher Nereo,

La puissance créatrice de la vie sur terre nous mène constamment en un par-delà, que nous soupçonnons à peine. Ici, ce sont des ombres, alors vous vous imaginez les autres univers à la lumière d’une autre lumière ? Je ne sais dire autre que cette chose, c’est qu’il existe plusieurs sortes d’hébétudes. Nous vivons dans l’extase, puis nous ouvrons notre monde à d’autres possibles mondes. La confrontation est difficile car, avant de pouvoir trouver la clé interprétative, nous avançons en balbutiant, en titubant, et même nous souffrons terriblement. Je sais que vous aimez la terre, car votre signe vous y prédispose. Vous êtes né dans cette réalité où la terre vous parle constamment, avec la force intrinsèque et évocatrice de votre être. Vous cherchez à vous y unir, à la sentir, car la terre vous fait entrer dans son secret. Vous êtes dans le palpable et en même temps dans l’insaisissable. La terre a un parfum puissant, insistant. Vous la prenez dans votre main et vous la respirez et vous entrez en une sorte d’état extatique. Mais, votre conscience vous heurte et vous dit d’autres choses. Vous exaltez encore cela, dans la dimension dilatatoire de cet effluve, presque paradoxal. Qu’avons-nous fait de l’Eden, semblez-vous dire, avec votre révolte sous-jacente. Quant à moi, j’ai désiré revenir. Revenir, c’est à la fois partir puis aussi être déchirée par l’abandon, car nos frères souffrent. Leur vie mentale les heurtent, les violentent. Partir et revenir : l’enjeu de mon signe, partagé par le Retour à l’Origine, et le désir d’être ici, afin de semer quelques graines en cet Etant. Mais l’unité nous parle. Elle nous parle longtemps. Elle nous fait ces confidences qui nous mettent en état d’hébétude. Regarde Ma Volonté ! Vous vous asseyez et vous demeurez ainsi longtemps. La terre mûrit, le fleuve se jette dans le vaste océan et l’eau nous parle encore. Le ciel descend par strates et vous saisissez cet autre-côté… Vous vous laissez prendre par cette Descente et vous ne résistez pas. De toute façon, la résistance est un séisme violent. Alors, y a-t-il quelque chose hors de Lui ?

Âme

Etourdissante âme,
Ni homme, ni femme,
Bien au-delà qui parle.

La lune se fendit au sabre d’un éclair, et la conque s’ouvrit, offerte à l’esprit. Ils conversèrent toute une nuit et plus. Ils se mirent à voyager ici, là-bas, l’Orient d’un Verbe, l’Occident d’une Parole et leurs confidences furent les germes d’un Royaume luxuriant et abondant. Un jour, je vous parlerai des Jardins de l’âme.

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Oeuvre de Steven Daluz, Huile sur Feuille de Métal sur Panneau.

Forme et fond

Ecrire au son de la voix, la fragilité d’un instant de présence, aux cimes d’un timbre inconnu, et se laisser suspendre par le resserrement soudain d’une main ; puis se laisser étreindre par la légèreté d’un matin, car cette perception a reconnu la douce brise de la trame, lors que ce frémissement nous immobilise et qu’il retient de sa force extrême, notre cœur encore ébaubi. Il était, en un temps, quelque peu reculé, une jeune fille qui marchait au sein de la plus grande solitude, écorchée à vif par les murs implacables de l’inertie. Elle traçait sur les voiles du ciel, une ou deux phrases. Tout le monde ne peut être ainsi submergé par l’élan vital, et elle le savait. Cela semblait presque cruel. Cela était une déclaration de guerre, mais aussi un affranchissement après de longues batailles. S’extraire des nues de l’inertie : telle était son aspiration. On lui donnait, parfois, une hache, un lasso, un burin. Mais elle se contentait de les laisser tomber sur un sol semé d’herbes folles. Elle parcourait les champs de blé avec, souvent, un livre à la main. Était-ce l’ardent désir du bâton intime, celui qui n’existe que dans notre âme ? L’on était à se cogner partout. Pourtant, il devait bien exister une béance, une sorte de folie qui émerge depuis les entrailles de notre vie ? La brèche était palpable. Elle y mettait un doigt, tout comme Saint Thomas le fit sur la plaie de Jésus. Il avait touché et vu la réalité. L’on devenait, alors cette brèche et l’on s’y engouffrait sans remords. Traversant l’inévitable brisure, les ténèbres de la nuit, l’on se retrouve à l’autre bout. Il ne suffisait pas d’en parler, et les beaux parleurs, hélas, couraient le monde. Il fallait entrer dans la blessure. Mais, l’on n’y entre pas vraiment. Un jour, la blessure s’ouvre et l’on reste pantois devant cette immersion. Et lors que l’on en revient, l’on ne revient jamais comme avant. Je sais dit-elle au vent, au soleil, aux oiseaux, aux arbres, je le sais parfaitement que tout le monde n’entre pas dans ce monde-là. Il coûte bien trop cher. Il est le fond dans la forme. Il est le sacrifice inévitable de tout ce qui appartient à l’égo. Voici Totem et voici Tabou. Voici mon sang et voici ma chair. Voici la résurrection des quatre oiseaux d’Abraham de notre écartèlement.

Lao Tseu

Mes paroles sont faciles à comprendre, très faciles à appliquer.

Mais nul sur terre ne peut les comprendre, nul ne sait les appliquer.

Les paroles ont un Ancêtre.
Les actes ont un Maître.
Parce que l’on ne les comprend pas,
On ne me comprend pas.

Ce qui fait ma valeur,
c’est justement d’être si rarement compris.

C’est pourquoi le Sage va en habit de crin,
Mais dans son sein, il cache un joyau.

TAO TE KING