Le caroubier

La luminosité du ciel d’été me semblait tout à la fois agressive et apaisante. Enfant, je remarquai, très tôt, cette étrange contradiction. Le soleil me semblait magistralement cru, et malgré tout bien fascinant. A la sortie de l’école, tandis que le temps s’y prêtait, je me surprenais à regarder cet astre. Il me semblait le connaître depuis toujours. Il me semblait l’entendre me parler et m’inviter au souvenir de notre relation singulière. Je ne savais comment l’exprimer, mais je le ressentais ainsi très vivement. Il me fallait alors lui répondre par un signe ou bien par un autre. Ma présence au soleil était une reconnaissance, la reconnaissance de sa présence. Je ne pouvais pas enfouir cette réalité. Lorsque nous vivons ces moments intemporelles, nous ne pouvons plus vivre autrement. Une ombre sous un arbre vous apparaît comme la plus grande des féeries. Au zénith, lorsque mon père m’emmenait jusqu’au caroubier, alors qu’il échangeait quelques mots avec le berger, je ressentais une paix incommensurable. Cette ombre était un monde entier, une tapisserie de verdure, une brise dans la chaleur. Chaque fois que nous allions sur les terres qui appartenaient à ma mère, immanquablement, mon père me conduisait sous le caroubier, me donnait un de ses fruits qu’il m’invitait à goûter comme s’il s’agissait de la première fois, et je savourais ce moment, je savourais ce fruit, sa chair étrange, et je ramassais quelques gousses tombées au sol que je destinais à mes frères et sœurs. Mon père m’emmenait aussi jusqu’aux vignes. Il me faisait goûter aux raisins et je peux dire que je garde en mémoire le soleil de ces grappes, leur saveur originelle, un parfum et un sucré exceptionnels, que je n’ai jamais d’ailleurs retrouvés nulle part. Ces moments gustatifs stimulaient mon être jusqu’à l’hypophyse. Le soleil, l’ombre du caroubier et son fruit, ces promenades non loin de la mer, la terre aux mille senteurs, senteurs qui variaient selon la position du soleil, tout cela contribua, une fois encore, à développer mes sens, à affûter mon esprit. Comment oublier ce qui activa chaque cellule de mon corps, de telle sorte, que par effet de transparence, je voyais cela circuler dans mes veines ?

Peinture de Joaquín Sorolla Bastida 

Les petites gens

Voulez-vous savoir pourquoi je n’ai pas su partir ? Le voulez-vous savoir pourquoi je n’ai pu quitter cet endroit qui fit de moi l’apprentie ?

Ce sont les scènes enjouées des petites gens qui m’ont retenue et je les aime comme on chérit ceux qui n’ont rien à perdre, ceux qui vous tendent leurs bras et vous convient au plus intime de leur maison. Ils sont sans bla bla bla et puis un peu bla bla bla. La plupart d’entre eux vivent la sagesse que vous ne trouvez nulle part ailleurs. J’étais gourmande de leur silhouette et de tous leurs gestes. Vous ai-je parlé de cette prostituée-courtisane qui avait fini par tout quitter et vendait dans les rues des petits pains chauds ? Vous ai-je parlé d’elle qui avait un cœur d’or et qui me faisait pleurer ? Vous ai-je parlé de cette autre femme qui en ce Temple, dressé tout en haut de la colline, nous avait offert à manger et sous le soleil torride, nous avait conté une histoire émouvante, celle d’un homme qui remerciait inlassablement le Seigneur en dépit de son handicap ? Mais un jour, son voisin communiste lui avait lancé avec beaucoup d’âpreté : ton Seigneur a fait de toi un impotent, il t’a enlevé tout l’usage de tes membres et tu le remercies encore ! Et ce brave homme plein d’amour et de gratitude, de lui répondre sans la moindre hésitation : aujourd’hui, plus que jamais, je Le remercie de ne pas m’avoir enlever le fait de Le remercier. Ce sont ces instants de douces courtoisies, de simplicités, de moments partagés chez les petites gens que j’ai aimés le plus durant mes périples ici ou là. C’est chez eux que j’ai le plus appris. Je les remémore sans cesse et ils sont lumineusement présents, semblables à une oraison perpétuelle. Mon cœur bat à leur rythme. Je suis de ce peuple-là. Je leur appartiens tout entière. Ils ont chez moi la place royale.

公案, gōng’àn

Sagesse d’une tortue

Dans les lieux les plus sombres, une lumière peut grandir.

當寺廟太亮時, 祈禱是一種嘲弄

Quand les temples sont trop éclairés, la prière est une parodie.

有四條腿,但只有一棟房子。

La tortue possède quatre pattes, mais n’a qu’une seule maison.

Maintenant, un seul jour

Hier, nous marchions,
Le sol nous répondait,
Et nous lançait des mots,
Que nous attrapions en jouant.

Les violettes exhalées,
Au milieu de l’herbe timide,
La pâquerette vigoureuse,
Et le crocus émerveillé.

Ce matin, nous lavions notre linge,
A la fontaine du soleil et du vent,
Les mains nimbées,
D’arabesques et d’eau douce.

Sage 明智

Fragments d’un épitre,
Le cœur sapience,
Fusion de l’atome,
Suc du soleil levant.

L’âme s’étonne,
Au réveil frémissant,
Du rougeoiement,
De l’ombre.

Je te prends de mes mains,
Comme l’enfant ruisselant,
L’amour, ce centre ;
Le sage nous enseigne.

L’aube

L’aube a voilé la nuit écarlate,
Le sommeil n’est plus qu’un vague rêve,
Discours des indécis,
Sur la branche, les oiseaux veillent.

Monsieur, parlez-moi
Encore des vers exquis,
Au point du jour,
Quand le sol s’émerveille.

Vous songez à l’été,
Divin breuvage,
Les luths, au matin se taisent,
Tandis que les lampes s’éteignent.

Ô vent du sud 南風

Ô vent du sud !
Sur les cordes d’une Muse,
Tu provoques l’onde de joie,
L’herbe y croît.

Quel est ton message ?
Rire que le ciel reçoit,
Ce jour est une grâce,
Et l’azur y boit !

Ô vent du sud !
L’astre nous regarde,
Cet amour,
Pure enstase.

Forêt

Photographie de l’auteure

La forêt se réfugie
Dans les bras de l’arbre
De jade, mon envolée,
Le soleil se pose.

Trois qui s’élancent,
Sur la mousse,
Quelques esprits cachés,
Verdoyante joyeuseté.

L’hiver se réfugie,
Dans les bras de notre forêt,
Quelques pas,
Le sol a craquelé.

Je ne pleure pas

Je ne pleure pas ce qui s’en va,
Puisque je pars aussi,
Je ne pleure pas le vent,
Ni la flûte,

Je ne pleure pas ce que je n’ai pas,
Puisque je ne veux rien,
Je ne pleure pas,
Les cents pas.

C’est l’ombre,
Soudain,
Bruissement,
Dans le feuillage.

La jeune femme et le poète

J’ai vieilli, se lamentait un poète, mais j’ai pleuré sur les versants d’une plume qui fleurait le gui et le parfum étrange d’une capucine. J’ai rencontré l’alouette qui volait au-dessus des buissons, et j’ai saisi de mes deux mains champêtres, le myosotis et la pâquerette. La mouche tendait une oreille indiscrète tandis que j’avançais sur un sentier qui nous menait à un village en ruine. Là-bas, les cigales gorgées de soleil nous rappellent la jeunesse fraîche du chèvrefeuille et les vagues aspergées de chaudes écumes ensoleillées. Vaporeuse neige d’une mer au sillage d’un bateau arrimé au large qui s’empresse de jeter aux flots sa folle cargaison. J’ai vieilli, mais je n’ai pas perdu ma jeunesse, le sein chaud d’une prière, le bleu d’une oraison, l’effervescence des mots. Je jongle et cherche les saltimbanques dans les rues désertes. Les montreurs d’ours que je peignais avec la verve des bouillonnants jouvenceaux, les braises incendiaires d’un feu subtil. A partir de la paille des blés en herbe, le feu rit de sa superbe et j’exulte encore de tant d’effervescence libre. Mes yeux se plissent et devant l’indolence et la tiédeur, je cherche non pas à rajeunir, mais que mes multiples lettres lancées au vent de la vie se transforment en gerbe de fleurs que j’offre aux passants. C’est alors que la jeune femme arrive, le sourire aux lèvres et lui caresse le front.

Peinture de Christian Clausen Danish, 1862-1911