Papillon 蝴蝶

Personne ne peut croire à certaines distorsions, à l’extraordinaire, sans passer pour un fou. J’ai toujours cru à tout et tout a toujours été possible. Il y a longtemps, j’avais observé une chenille. Toute entière, extrêmement elle-même, elle me semblait si belle. Je rêvais de la chenille. J’avais compris que celle-ci prenait diverses formes, diverses couleurs, mais qu’il s’agissait toujours de la même chenille. Je marchais derrière elle, accroupie, au ras du sol. Parfois je prenais un petit bâton et l’invitais gentiment à le gravir. J’aime te regarder, petite chenille. Tu es vivante et si belle. Parfois, dans le doux velours d’une fleur, cette prodigieuse larve s’y révélait. La fleur était devenue la chenille qui avait rêvé de la fleur. D’autres fois, elle se lovait dans un délicat écrin de soie. Elle s’y endormait et se laissait aller à l’étrange transformation. Soudain, j’étais dans la chrysalide. Je sentais presque les suées alchimiques. Mon cœur devenait cocon. Un jour, un papillon d’un bleu nuit s’était extrait de mon bras. Je le suivis avec hébétude. Vous n’allez pas me croire. Je le sais. Pourtant j’ai bien vu ce papillon s’extraire de moi. Je l’ai suivi avec fort enchantement. Puis, il a disparu.

Je suis touchée par chaque instant et chaque instant me touche. Chaque instant est un papillon. Chaque instant est un livre ouvert. Chaque instant est un pur ravissement. Si je vous dis que j’ai vécu la féerie, vous ne me croirez pas. Si je vous dis qu’il existe des choses bien plus surprenantes que vous n’osez l’imaginer, vous ne me croirez pas. Je vis dans la plus extraordinaire des croyances et je n’ai pas honte de le dire. Je n’ai pas honte de nommer Dieu. Je n’ai pas honte de dire que la vie est un jardin sacré. Je le remercie de m’avoir con-vaincue. Je trouve merveilleux de le chanter et alors, le cœur, la bouche et les mains deviennent des papillons palpitants.

L’homme de lettres

Emue par ses mots, j’aspirais à le rencontrer, car l’homme de lettres est forcément un homme d’esprit, me disais-je. Au-delà des mots, il y a l’homme. Peut-être ne savais-je rien de la vie et sans doute avais-je perdu tous les doutes, un à un, en cours de route. J’avais longtemps vécu comme une nomade, traversant telle une recluse, un monde au-delà du monde. Je ne l’avais pas prémédité. J’avançais ainsi sans autre but que de laisser la quête de vérité m’attraper et me mener. Je n’avais confiance qu’en elle. Je m’y abandonnais sans mesure. Mon âme était celle d’une archéologue, d’une fouilleuse, et même d’une aventureuse. Tout comme Rimbaud, j’avais jeté, très tôt, les livres dans les ruisseaux du commun pour plonger directement, sans bouée de secours, en plein océan. Les mains intérieures sont des fouilleuses inlassables, elles sont nos pensées qui s’envolent telles des multitudes d’oiseaux. Elles rêvent de vent du large et de mystère, mystère mystérieux, caché quelque part. Elles rêvent de questions et aussi de réponses. Les aspirations des uns et des autres me semblaient bien petites comparées à l’étendue magistrale des possibilités infinies de l’être. Quand donc ai-je commencé à comprendre cela en moi ? Sans doute sur les bancs de l’école. Sans doute qu’à force de rencontrer le vide et les schémas types, je me suis vue. J’ai vu que cela ne collait pas. Bien sûr, je m’élançais sur les routes de l’enthousiasme, même durant le temps que je passais dans les collèges et lycées où je fus enseignante. Je pensais qu’en donnant aux élèves le temps suspendu de la Question, je leur apprendrais à ouvrir les yeux. De grands yeux émerveillés. Les yeux de la surprise, les yeux de l’insolite. Certains sont devenus mes amis intimes. D’autres se sont rangés, telles de confortables boîtes. Avec mes élèves, j’entretenais des relations d’intimité, parce que je les voyais comme de merveilleuses créatures, des âmes enchantées. Je leur ouvrais ce champ. J’étais persuadée que tous les élèves pouvaient réussir, d’une façon ou d’une autre. J’avais établi une pédagogie, toute personnelle et fonctionnelle. C’était une réussite. Je donnais des cours bénévolement dans les quartiers défavorisés. Je ramenais ces enfants à la maison et outre de leur dispenser des cours méthodologiques, nous prenions ensemble un goûter et échangions durant de longs moments. (…)

***

J’avais oublié le monde et les vautours. Je ne le voyais pas. Avait-il fini par disparaître ? Je ne connaissais plus rien. Plus rien des tortuosités de l’homme. Cela n’avait aucune espèce d’importance. Le jardin de lumière est en nous et nous sommes à rencontrer très peu de gens dans le fond. Le passage, c’est l’amour. Celui-ci est une ouverture au milieu d’une jungle kafkaïenne. Quand je le rencontrai, je n’imaginais pas qu’il se puisse y avoir un décalage entre ses mots et lui-même. Je ne connaissais que très peu les hommes. Cet homme avait les mots, non pas de ceux qui séduisent les femmes vénales, ni les femmes vaniteuses, mais il avait les mots de sa réalité, celle qu’il ne connaissait pas encore.

Peinture de Anna Ancher

Le caroubier

La luminosité du ciel d’été me semblait tout à la fois agressive et apaisante. Enfant, je remarquai, très tôt, cette étrange contradiction. Le soleil me semblait magistralement cru, et malgré tout bien fascinant. A la sortie de l’école, tandis que le temps s’y prêtait, je me surprenais à regarder cet astre. Il me semblait le connaître depuis toujours. Il me semblait l’entendre me parler et m’inviter au souvenir de notre relation singulière. Je ne savais comment l’exprimer, mais je le ressentais ainsi très vivement. Il me fallait alors lui répondre par un signe ou bien par un autre. Ma présence au soleil était une reconnaissance, la reconnaissance de sa présence. Je ne pouvais pas enfouir cette réalité. Lorsque nous vivons ces moments intemporelles, nous ne pouvons plus vivre autrement. Une ombre sous un arbre vous apparaît comme la plus grande des féeries. Au zénith, lorsque mon père m’emmenait jusqu’au caroubier, alors qu’il échangeait quelques mots avec le berger, je ressentais une paix incommensurable. Cette ombre était un monde entier, une tapisserie de verdure, une brise dans la chaleur. Chaque fois que nous allions sur les terres qui appartenaient à ma mère, immanquablement, mon père me conduisait sous le caroubier, me donnait un de ses fruits qu’il m’invitait à goûter comme s’il s’agissait de la première fois, et je savourais ce moment, je savourais ce fruit, sa chair étrange, et je ramassais quelques gousses tombées au sol que je destinais à mes frères et sœurs. Mon père m’emmenait aussi jusqu’aux vignes. Il me faisait goûter aux raisins et je peux dire que je garde en mémoire le soleil de ces grappes, leur saveur originelle, un parfum et un sucré exceptionnels, que je n’ai jamais d’ailleurs retrouvés nulle part. Ces moments gustatifs stimulaient mon être jusqu’à l’hypophyse. Le soleil, l’ombre du caroubier et son fruit, ces promenades non loin de la mer, la terre aux mille senteurs, senteurs qui variaient selon la position du soleil, tout cela contribua, une fois encore, à développer mes sens, à affûter mon esprit. Comment oublier ce qui activa chaque cellule de mon corps, de telle sorte, que par effet de transparence, je voyais cela circuler dans mes veines ?

Peinture de Joaquín Sorolla Bastida 

L’instant d’une vie

Combien de femmes et combien d’hommes qui se croisent sans jamais qu’un seul regard ne les retiennent ? Combien qui échappent à ce désir irrépressible de se connaître pour ne plus jamais se perdre ? Dites-moi donc ? Combien de yeux de l’enfance qui voient passer le monde sans le pouvoir retenir et combien de yeux de cette enfance qui interrogent les silhouettes de la vie ? Combien de gens qui s’aiment en silence sans oser se le dire ? Et combien qui se manquent d’avoir hésiter le seul instant, fatal ? Combien de ces âmes qui hurlent dans le noir et combien qui dans le muet appel se déchirent de ne plus pouvoir même espérer ? Dites-moi, combien qui prennent un train pour ne plus jamais revenir et combien qui soupirent après un long été déserté de ces rencontres ? Voici la marche et voici le pas. Ici, le silence est un havre de paix, quand plus aucun désir, ni plus aucun regret ne vous retiennent, quand le vent brise votre souffle, éperdu de douces larmes. Le paysage se forme à votre image et la seconde vous enlace d’amour, vibrant pour toujours, oubliant que le temps passe.

Entre ces mondes

La mort bien douce, où qu’elle soit, comme l’abandon suprême entre tes bras, et d’où qu’elle vienne, elle est déjà là, comme le vent qui passe et le cœur parle de ce qu’il voit. Je vous ai vus comme l’on voit depuis l’au-delà, dans un murmure, la caresse d’une conscience, déjà le souvenir entre deux mondes. Je vous ai vus, et vous emporte comme l’on porte son regard bien au-delà. La nudité d’un arbre éloquent au son d’un entrelac. La phrase qu’un homme prononce au rivage de la solitude, je vous ai vus, un à un et le cœur a ralenti jusqu’à percevoir l’imprévisible vision. Où que cela se passe, tout est une phrase qui se déploie. Penchée sur les livres, la lumière diffuse sur les murs les ombres d’un alphabet et ces signes, un à un, sont les mains jointes de notre unique amour. La mort est douce aux lèvres à peine échancrées par le souffle qui passe. Que me dis-tu ? Me dis-tu ces choses que l’on tait parce que la gratitude est un silence vif de noble sérénité ? Mon ami, je vogue au centre de tes yeux et je flotte sur l’iris d’un océan plein de toi. C’est entre ces mondes que nos âmes jumelles se parlent, se reconnaissent et se disent ces mots dans le velours d’un écho.

Peinture de Alfred James Dewey (1874 – 1958)

L’ayant suivi

L’ayant suivi discrètement, me faufilant entre les arbres, le cœur débordant de cris sauvages, souhaitant me glisser entre le décor, juste un instant, ouvrant une brèche, devenir le vent qui s’habille de transparence, légère et invisible, je l’ai suivi comme l’on aime, car cet amour est une longueur d’avance avec le silence. L’ayant suivi avec le cœur malade de douleur et ivre tout à la fois, frôlant son ombre pour s’accrocher à l’instant encore trop bref, l’ayant suivi comme dans un rêve, celui de l’effleurement, absurdement, incapable de lui dire les mots qui se glacent, suspendus dans le halo des lèvres. L’ayant suivi, la vie entière, sur un chemin, tantôt de pierres et tantôt de sanglots silencieux, l’ayant suivi dans la douceur du printemps qui nous surprend, au bout de l’allée qui l’attend. Je l’ai suivi, comme l’on dessine un amant, l’amant du rêve que devine le prochain rêve. Je l’ai suivi, pourchassant une histoire que l’on écrit à force d’entendre un son étrange. Durant ce temps, j’entendais la rivière et surprenais les fleurs voler au vent, éprises de ciel. Durant ce temps, les mains inventaient encore la rencontre, de celui qui marche lentement et s’arrête comme pétrifié de douceur muette. Là-bas, il m’attend.

Le salon

Parfois, le soleil s’immisçait crûment dans le salon. La porte fenêtre s’ouvrait large, sans retenue, et faisait entrer, de façon presque outrancière, ce soleil. La chaleur s’y engouffrait et venait se poser sur la grande table. Je m’y installais en ayant soin de préparer le lieu. Il fallait que la pièce respirât le silence et la quiétude. Personne ne croit qu’un espace est vivant. Personne n’imagine qu’un lieu est une véritable personne. Depuis ma plus tendre enfance, je considère ainsi la vie. Celle-ci est une personne à part entière. Elle m’appelle à toujours la considérer de la sorte. Je marche sur la pointe des pieds et je n’arrive pas à me détacher de la personne. Je pose mon regard sur chaque chose et chaque chose est une personne. Tantôt, il s’agit de la fenêtre, tantôt ce sont les rideaux, puis les meubles. Un objet devient un compagnon. Je le regarde et je l’entends me parler. Je respire l’air d’une pièce, sans la séparer de rien. Elle est aussi respiration. J’aperçois la poussière sur les meubles, et celle-ci me parle. Comment voulez-vous aller vite quand le monde entier est une personne ? Une multitude d’amis vous interpellent avec leur langage singulier. Il vous faut vous arrêter et prendre le temps. Que ce soient les abstractions, les choses, les lieux, les évènements, tout est une conversation. Ils vous enseignent leur discours. Ils ont des bouches que vous ne voyez pas. Sans doute faut-il pour cela devenir l’espace, le temps, le lieu, les objets, les yeux, afin de voir, afin d’entendre. Il vous faut devenir une personne aussi. (…)

Quand je m’installais dans le salon, je posais mon carnet et je regardais tout d’abord le stylo qui allait devenir le prolongement de mon propre langage. Je regardais le carnet. Je tournais lentement les pages, relisais mes écrits. Je respirais les mots, les expirais. Je caressais la couverture du carnet, ou du cahier. Cela était organique. Le salon devenait organiquement le lieu de cet instant organique. (…)

Peinture de Dame Laura Knight (1877-1970)

Grenouille

Gourmande de sensations, éprise de vie, vie en la vie, l’effleurant ou la prenant à bras-le-corps comme on embrasse le souffle, lui disant mille fois merci et puis encore merci et encore merci, pourquoi pas ? Pourra-t-on nier l’enthousiasme, pourra-t-on ôter à notre cœur ces diamants effusifs venus nous conter l’histoire des gravillons ? Nous aimions jouer ensemble, dans la glaise que nous tirions avec nos mains et nous faisions comme les enfants fous et sauvages de petites poteries, des ustensiles venus du moyen-âge. La glaise était jaune. Tout cela séchait au soleil. Je voyais mille et une choses dans la mare boueuse et nous courions pareillement insouciants dans les herbes folles et nous cherchions les têtards. Encore hier, je pensais à la grenouille et lui disais bonjour ma sœur, elle, endormie dans les eaux profondes, attendant son jour. C’est elle qui m’enseigna la permanence. J’entendais battre son cœur et j’étais ainsi aux anges. Nous sommes venue avec l’enthousiasme. L’enthousiasme vint avec nous et le prenant comme l’on prend un amant, nous rions encore de ses airs fantasques, des absurdités de l’homme. Je confie à la grenouille : toi, tu es bien plus sage !

Le sourire

Certains hommes deviennent des loups et d’autres des rapaces, et d’autres d’ impudiques cœurs délétères. J’ai très peu connu les hommes, mais j’ai tendu les mains à certains. J’ai perçu de la lumière chez les humbles. J’ai vu aussi certains êtres se métamorphoser. La rencontre est chargée de grands mystères. En allant de par le monde, j’ai même dormi chez des inconnus dont l’hospitalité était une merveilleuse évidence. J’ai tâtonné dans le couloir de la relation, et c’est en marchant lentement que j’ai vu l’autre. Je lui souris, d’abord d’hébétude, puis, je lui souris éternellement. Tu me rencontreras dans ces sourires de lumière, et je marche à chaque instant incognito. Personne ne connaît mon nom, ni mon visage, mais le sourire est ma maison.

Parure

Photo prise par l’auteure, ce 06/01/2021

Si l’indicible neige étreint les quelques gorgées embuées de ta douceur, alors sache que perdue dans les pas feutrés, le vent se fige et les arbres de grâce se suspendent au souffle de beauté. Telle gravité, telle pesanteur et puis telle légèreté puissante, sans torpeur, sans même la moindre égratignure, quand la montagne offre à ses sapins des élans de bonheur. Marcher dans la langueur, sans plus rien chercher, et si la plume s’affûte au son des roches, l’eau se vêt d’une parure et fleurit telle l’immensité d’une fleur. Il est vrai que la lenteur est une sorte de paresse, et je marche ainsi depuis longtemps.