Correspondances XXXVIII

Très cher,

La seule nostalgie que j’éprouve est le présent perpétuel, comme s’il ne savait jamais passer. Est-ce lenteur sur les ruissellements de chaque goutte magnifiée ? Je pose un pied puis un autre comme apprenant à marcher et le pas est aussi titubant que la première fois, mais aussi léger, tel du coton se posant sur la douce terre de notre regard. Ce matin, j’ai touché la terre, l’ai caressée tandis que je la sentis soudain frémir et me parler. Le soleil l’avait réchauffée et comme elle sentait bon ! J’ai entendu alors la terre pousser un cri d’amour. Oh ! rien d’horrifiant ! Bien au contraire, il s’agissait d’une explosion lente délivrant mille délicieuses complicités. Je ramasse souvent les fleurs fanées et les dispose en petits tas. Elles vivent encore et me réchauffent les mains. Elles prononcent, à ces moments, des phrases qui m’invitent à les écouter. Alors, je comprends que rien ne meurt. Absolument rien ! La magie est là, dans le regard du cœur. Même les couleurs pastelles, délavées par le soleil, sont interpellatrices. Tant de murmures dans la vie ! Tant d’apprentissages ! Et si la vie passe, elle ne passe pas vraiment puisque le vivant ne meurt pas. Le vivant est une continuité. Elle nous parle où que nous soyons et par où nous passerons. Ne le pensez-vous pas ? La matière est une grande phrase poétique qui nous révèle une infinité de choses. Cher ami, je vous regarde par moment et vous êtes assis sur la chaise en bois, tandis que vous écrivez quelques notes sur votre précieux carnet. Nous avons tous un petit carnet qui nous accompagne fidèlement, un crayon qui sert de transcripteur de notre voix intérieure…

Bien à vous,

Votre B.

La femme du jardin

Il me parut naturel de lui répondre, comme entraîné malgré moi dans cette familiarité spontanée. Et je lui demandai à brûle-pourpoint : Pourquoi ici ?

– Comment cela ? s’exclama-t-elle. Mais pour admirer les poissons rouges. Aimez-vous les poissons rouges, monsieur ? s’enquit-elle abruptement.

– Oui. C’est très joli, balbutiai-je un peu sottement, j’en conviens.

– En êtes-vous sûr ? insista-t-elle.

– Oui.

– Ah bon ! fit-elle, déçue.

Je la regardais. Elle était décoiffée, comme si elle avait couru dans la campagne. Pourtant, ses vêtements révélaient une élégance peu commune. Tout en elle respirait l’étrangeté, le mystère. Je ne parvenais pas à analyser sobrement la situation. J’étais saisi par le charme de ses gestes, de sa voix, de son regard évanescent. Confusément, je comprenais que cette rencontre allait bouleverser ma vie. C’est alors qu’elle s’était franchement tournée vers moi.

– Je suis Thaïs. C’est ma tante Esther qui m’a fait don de ce prénom. Elle a voyagé partout. Oui, vraiment partout. Une femme assez surprenante. C’est elle qui convainquit notre mère de m’appeler ainsi. Un nom illustre, d’après elle. Je ne suis pas certaine que ce prénom me plaise. Mais personne n’ose rien refuser à tante Esther.

– C’est un nom peu commun et je le trouve ravissant, déclarai-je prudemment.

– Pour ma part, je le trouve plutôt encombrant. Je suis définitivement liée à celle qui le portait à l’origine : une princesse égyptienne, au passé obscur et qui se convertit au christianisme plus tard, après avoir été recluse. Rien de bien réjouissant. Une fin tragique ! s’exclama-t-elle.

J’avais remarqué qu’elle ne s’était pas présentée comme on le fait habituellement et cela m’avait frappé. Au lieu de me dire, je m’appelle Thaïs, elle avait dit : je suis Thaïs. Comme je la regardais, elle se leva avec toute la grâce que l’on eût pu imaginer et se tint face à moi.

– Vous ne vous êtes pas présenté. Comment vous appelez-vous, monsieur ?

– Mon nom est Marcus Villié.

– Ce qui compte, c’est ce que nous sommes, déclara-t-elle, comme pour excuser mon nom si commun. Pensez-vous que ce soit le nom qui nous fait, ou au contraire, nous qui fassions le nom ? me demanda-t-elle en levant la tête, tout en ne manquant pas de suivre du regard, avec un intérêt non dissimulé, l’écureuil peu farouche, qui s’était aventuré au-delà de son arbre.

– Sans doute un peu des deux, répondis-je.

– Venez quand vous le désirez, Marcus Villié ! lança-t-elle tout en riant. Ici, vous serez toujours le bienvenu, ajouta-t-elle avec emphase.

Elle me regardait à la dérobée, et ses yeux, soudain plein de malice, pétillaient. La petite fille en elle apparut et cela me déconcerta. Elle était totalement imprévisible. Je finis par lui expliquer platement la raison de ma présence dans ce jardin afin, sans doute, de me donner une contenance.

– A la vérité, je pensais que cette propriété était inhabitée et même en ruine. Or, je vois qu’il n’en est rien.

– Puisque je vous dis que vous pouvez venir quand il vous plait. Ce jardin est à vous. Il ne vient jamais personne par ici et votre présence est plutôt une source de joie pour moi. La prochaine fois, je vous ferai goûter de mon miel. Nous avons placé, ici et là, quelques ruches avec ma mère. Je vis seule ici, depuis… Mais la jeune femme s’interrompit et ses yeux basculèrent dans ce qui me sembla être un gouffre sans fond, un vide abyssal et je frissonnai. Puis, elle se tourna lentement vers la vieille bâtisse et devint rêveuse. Sans crier gare, sans même me dire au-revoir, elle se mit à courir, comme se souvenant de quelque chose d’important et je restai là, hébété, ne sachant plus que faire. Je ne la vis plus. Avait-elle disparu dans les buissons comme par magie ? Il n’y avait plus personne et j’eus beau faire le tour de la propriété, je dus me rendre à l’évidence : il n’y avait ici nulle âme qui vive. M’étais-je alors assoupi un court moment, et la vision, ainsi que ma conversation avec Thaïs, n’avaient donc été que le fruit de mon imagination ?

***

*La peinture est de Carl Spitzweg

Le siècle

Ce monde offre toutes les possibilités infinis du voyage ; rien ne nous empêche de le vivre pleinement, et après des années de balbutiement, comme immature du brouillon hoquetant, déversant sur les murs les couleurs de nos manteaux, nous voici délivrée de tous les événements. Est-ce inconséquence ? La beauté vient lentement, très lentement, comme le temps qui retient son souffle, qui nous donne à la seule nécessité de vivre libre. Il est libre ce souffle, libre de ne croire qu’en lui-même et de rire devant tous les conditionnements. Je crois que le siècle va nous libérer de la bêtise. Nous serons libres comme le matin, jouant à la page du soleil levant, dans le vide, exempts de toute prétention, libres, gratuitement libres de lire à la page de la vie, ourlets ricochant au vent, libres sans peur, sans chercher. Juste l’instant. Mais savons-nous ce qu’est l’instant ? Non, il ne s’agit pas de la bonne question. Je suis allée trop vite. C’est plutôt celle-ci qui m’interpelle : savons-nous ce qu’est la liberté ?

Correspondances XXXVII

Très cher,

Personne ne peut s’interposer entre ce qui est et la vie elle-même. Voilà pourquoi, quand je marchais tout à l’heure, dans le resplendissement des gigantesques nuages et même tout là-bas, alors que la montagne nous ceignait de ses larges bras, tandis que je riais à la vue du merle courant le long du muret, m’émerveillais du lilas voluptueux gorgé de pourpre et plus loin de lie de vin, et que le choucas répondait à mes pas solitaires, et que la ville était tout à moi, comme perdue dans sa réclusion, se moquant de nos peurs, se dressant fièrement, je me disais : je marcherai sans la montre au poing, faisant fi de certaines absurdes lois et que l’on vienne et me dise de ces choses, alors je montrerai le ciel resplendissant et je leur dirai : voyez, voyez comme c’est beau. Ici, l’éternité qui nous enivre et rien ni personne ne peut nous l’enlever ! Mais la ville est sage. La ville est une précieuse citadelle, la tour de nos rêves. La ville ne dort pas. Elle est puissamment intelligente. Même s’ils ont un peu peur, même s’ils sont gentils, les habitants ont le pouvoir encore de sourire. Je rencontre cette dame dans l’allée et lui lance un joyeux bonjour, lui demande si elle va bien, et la voilà qui veut s’excuser d’être sortie et moi de lui répondre, très simplement : se promener est encore meilleur pour la santé. Il ne faut pas avoir peur. Alors, la voila tout émue et qui repart ravie. Non, la vie ne nous fait pas peur et la nature nous parle et nous dit de ces choses qui valent bien toutes les secondes durant lesquelles nous sommes absents à elle.

Bien à vous,

Votre B.

La tentation de mourir

La tentation de mourir,
Jusqu’au bout de la pointe,
Comme s’évanouir,
Pour simplement recueillir,
La goutte qui suinte.
J’aimerais être la rosée du matin,
Se faner de languir,
Aux soupirs du soleil incertain.
La tentation de fuir,
Sur les ailes d’une aube saisissante,
De rester au silence qui soupire,
D’aimer sans être impatiente,
Valser sur l’or de ton sourire,
Vois-tu ce qui me retient ?

La femme du jardin

Il existe, j’en suis sûr, un lieu que personne ne peut toucher, ni profaner, un lieu qui vient d’où l’on naît, d’où l’on vient aussi et où l’on va. Quand l’enchantement est notre commencement, il nous a touché. Quand nous sommes malades, nous devenons fragiles, mais nous nous reposons au creux de ce qui a toujours été. Le monde que je connais, dans ce qui partira de moi, est un monde qui est la rencontre. Sans nous trouver, pouvons-nous encore nous connaître ? Si vous désirez emporter l’instant, emportez-le, lui, celui qui est venu et qui vous a émerveillé. Ne le lâchez jamais, fût-il éprouvant. Car dans l’épreuve, il est une finalité.

Je projetais, ce matin-là, de pousser plus loin ma promenade. Ce ne fut pas en vain, puisque je découvris un mur en ruine, et au-delà, un jardin abandonné, dont la luxuriante végétation m’appela. D’énormes fougères et des ronces tenaces me barraient l’entrée. Je dus me frayer un passage au milieu de la flore sauvage. Les oiseaux qui chantaient à tue-tête furent à peine dérangés par ma présence. Quand je levai la tête, le ciel me sembla d’un coup fort éloigné. Allais-je me perdre dans ce jardin ? Il advint, au fur et à mesure que j’avançais, que l’espace se parait d’exotisme. N’avais-je pas aperçu un perroquet survoler mon épaule et me lancer un rire presque moqueur ? Un frisson me parcourut l’échine et je retins mon souffle. Les fleurs étaient opulentes et gracieuses ; les pivoines resplendissaient malgré la saison avancée ; les roses dansaient au sein de l’étrange verdure enchevêtrée. Le chèvrefeuille, qui avait poussé tout près d’un mur, embaumait. La chaleur s’était dissipée comme par miracle et le jardin s’incarnait dans le printemps le plus exquis. Les papillons multicolores faisaient leurs rondes, et j’aperçus même une libellule d’un bleu remarquable, qui me compagna durant un court instant. Au loin, comme jaillie de nulle part, une grande demeure apparut ; une vieille bâtisse en pierre. En continuant de me frayer un chemin dans les hautes herbes, et alors que j’obliquais vers la droite, je vis à ma grande surprise, une jeune femme assise sur un banc, le corps abandonné, tout à la contemplation. Je fus saisis par cette apparition et faillis presque trébucher de surprise. Comme je fis du bruit, la jeune fille tourna lentement la tête vers moi, sans être le moindrement surprise, et me regarda fixement, ce qui me mit dans la gène la plus inexplicable. Il me sembla que face à elle, je devenais quelconque, totalement insignifiant et j’eus presque honte de mon chapeau de paille, de mon veston en toile dont j’avais retroussé les manches. Je portais un sac à dos qui contenait mon attirail de peintre et mon chevalet en bandoulière. Tandis que je préparais une phrase d’excuse, la jeune femme prononça avec un ton presque emphatique : C’est ici, oui, tout juste ici, le lieu idéal pour construire un bassin ! et elle me regarda avec un sourire qui illumina son visage régulier, d’un ovale parfait, aux traits délicats et fermes à la fois.

Peinture de Vittorio Matteo Corcos

Le rêve

Si je n’avais laissé le rêve m’envahir, totalement m’investir,
La vie n’aurait jamais eu la saveur du rêve, ni même son odeur.
Si je n’avais pas laissé le rêve m’enlacer, m’épuiser de sa ténacité,
Si je n’avais pas laissé le rêve s’incarner dans la chair de mon cœur,
Si je n’avais pas rêvé de la vie puissamment, je n’aurais rien goûté,
Mais le rêve m’a rattrapée comme ne me laissant aucune trêve,
Dans sa force et sa folie, j’ai entendu quelqu’un me parler,
Puis, il est venu jusque dans mon silence m’émerveiller,
Le rêve si ardemment désiré, quand de mes soupirs s’est emparé,
Puis il m’a jeté au pied de la falaise et a ri de mon impiété.
Il a chevauché mes transes, mes itinérances au parfum de lui,
Puis m’a ramenée jusque dans les vagues de ma crucialité,
J’ai vu à ce moment le rêve devenir réalité et m’en suis étonnée.
Maintenant, je sais que le rêve est plus fort qu’une quelconque crudité.
En lui, sans faillir, me suis totalement abandonnée.
Je lui ai enfin parlé, l’ai placé au creux de mes rêves,
Du songe à la vérité, ne me suis guère éloignée,
Lui ai confié tous mes rêves et lui de me conquérir,
Sans que je ne sache plus si du rêve je désire me réveiller,
Puisque s’est estompé le monde et que je n’ai plus rien à offrir,
Dans les bras du rêve, j’ai vécu les moments inachevés de notre éternité.

Correspondances XXXVI

Très cher,

Le temps de l’amour ne se compte pas, tout comme le temps des mots ne se compte pas non plus, ni le temps de savourer l’âme des mots. L’écriture est semblable aux mille sucs que l’on pressent dans la plus intime des amitiés, celle qui ne se disperse jamais, car, tel le fil d’Ariane, l’on sait où aller. Ce chemin tracé est une reconnaissance, et cette touche légère de la complicité est de nature à éveiller. Oui, cela est prodigieux, cela est la lumière qui nous parle et nous dit : entends-tu ? Je lui réponds sans hésiter : oui, je t’entends et je perçois même que nos âmes parlent à l’unisson, qu’elles échangent une douce, très douce promesse, entente que je sais être véritable. Bien sûr, cette promesse est un au-delà. L’amitié est un au-delà. Sentez-vous que je suis heureuse comme un pinson, et que je chante comme les gouttelettes de pluie ? La fauvette lance son suave parfum et éclabousse le ciel de sa générosité. Le rossignol entonne un air qui ne saurait altérer les airs printaniers. Quelque chose du lilas et même de la grisaille soudaine me fait remonter au temps de mes marches, alors que j’étais à me promener dans la campagne, un livre sous le bras, ravie de pouvoir communier avec les mots, avec les chants de tous les oiseaux, et, que dis-je, tout l’entourage. Il m’arrivait de partir rejoindre mon frère qui était hospitalisé à une dizaine de kilomètres, à cause d’une lourde fracture du bras. J’étais bien jeune et je connaissais la route par cœur. J’allais lui tenir compagnie, durant les longues après-midi du samedi. Je me sentais aussi légère que le doux lilas, flottant ça et là. J’admirais les beaux jardins, perdus parfois dans d’étranges demeures qui me semblaient féeriques. Une fois arrivée, je serrai tout contre moi mon petit frère, fragile et perdu au milieu des draps blancs. Je lui lisais des petites histoires ou finissais de lui tricoter une écharpe en laine rouge et blanche, pour l’hiver prochain…

Votre B.

Correspondances XXXV

Très cher,

J’aime ce que vous m’avez enseigné, et j’y reviens souvent, comme une visitation. Cet enseignement est éternel, et vous, si observateur, m’avez de même offert votre regard sur les choses. Je n’oublierai jamais lorsque vous m’avez déclaré : chaque homme pense que le monde naît avec lui. Peut-être s’imagine t-il aussi qu’il finit avec lui ? Peut-être aussi s’imagine-t-il que ce monde qu’il quitte sonne son glas pour toujours ? Ne m’avez-vous pas ajouté aussi que celui qui souffre de perpétuelle rancœur n’a finalement jamais vécu ? S’il était entré dans le temps, il aurait sans doute, non pas saisi, mais plutôt aurait été saisi par l’éternité, tout comme il aurait été saisi par l’infini. Il faut avoir été goûté par la vie elle-même, pour qu’elle nous parle. Je pense que si le poète n’a pas été sous l’emprise de l’ivresse, il ne peut être écrit. Dans le monde des perceptions, il me semble aussi que la vision vient de la vie. Mais vous m’avez dit : il y a beaucoup de monde sur terre, seulement, il y a aussi si peu de vivants. Je vous ai longtemps regardé. Je n’ai certes pas perdu une seule seconde de notre compagnonnage. Chacune d’entre-elles est très nettement une éternité de perceptions. Cela semble se dilater à l’infini. Est-ce à ce moment-là que l’infini nous parle ? Mon père, homme si profondément ancré, si profondément homme, par son âge avancé, m’apprend étonnamment qu’il n’a jamais finalement eu d’âge. Il est ce regard finement scrutateur, et je m’en suis très vite aperçue. Alors, je l’aime de l’avoir toujours aimé et ses paroles aussi sont celles de la sagesse qui fait tout arrêter. L’enfant s’y suspend avec la vibration magique, le frissonnement de la transmission. Mon père m’a appris à écouter. Il faut beaucoup de temps avant que n’arrive l’éternité, n’est-ce pas ? Oh ! Le merle chante des chaudes transes de notre amour. Le goût ne passe jamais. Non, le goût de l’amour est éternel.

Bien à vous,

Votre B. qui vous aime.