Raison et folie

Il n’aima pas devenir fou, car de cette folie, il voyait une entrave à la raison. Il regardait le godet, mais elle voyait une coupe. Le monde changeait, il s’y enfermait. Que lui fallait-il ? Pas grand-chose. Du moment qu’il pouvait de temps à autre s’occuper à quelque bricole. Il ne supportait pas la poésie. Il ne s’ouvrait pas à ce qui était autre. Il n’écoutait jamais la radio, ni ne perdait son temps devant la télévision. Il lui semblait qu’on lui volait ainsi sa vie. Il n’avait pas non plus une pratique très poussée du téléphone. Un balbutiement ici ou là. Des nouvelles à l’emporte-pièce. Quand il était adolescent, il avait vainement penché pour le parti communiste. Mais, au bout de quelques lectures de Marx, il s’en était royalement désintéressé. Depuis, il haussait les épaules quand on abordait avec lui des sujets politiques. Il s’était fait siennes les paroles de Platon. Personne ne lisait Platon. Personne ne lisait les grands métaphysiciens, les vrais philosophes. Il s’ennuyait à mourir quand il entendait les inepties des penseurs d’aujourd’hui. Il bâillait sans discontinuer face au mimétisme ambiant. Il trouvait ses contemporains très peu cultivés. Les académiciens, les théoriciens lui semblaient pompeux et sans consistance véritable. Il faisait une pichenette sur tout cela. Tout s’écroulait. Il se rendit compte qu’il n’aimait rien, que la vie était insipide. Quand il la rencontra, elle dansait avec les mains. Elle riait de ses airs taciturnes. Il ne comprit jamais pourquoi elle vint vers lui.

Il lui semblait qu’il était un éléphant devant sa silhouette éthérée et son pas léger. Quand il voyait une ombre, elle voyait de la lumière. Quand il voyait un ruisseau asséché, elle voyait un fleuve torrentiel. Elle lisait Alcibiade, Gorgias, le Banquet, Protagoras, la République… Elle avait décidé de rompre avec la raison. Elle ne la comprenait pas. Isolée, celle-ci changeait tout en statue de sel. La raison ne portait plus son monde intérieur. Elle ne le pouvait plus. Tout devenait étriqué avec les nœuds mentaux. Il n’était pas question de tomber dans la licence. Elle y voyait assurément le risque d’un extrémisme outrancier, d’un débordement vulgaire et sans fond, d’une démesure éhontée. L’esprit est libre, lançait-elle. Cet esprit relève d’une essence. Nous sommes vivants si nous sommes touchés par l’esprit. Tout le reste n’est qu’une sorte de pitoyable pièce de théâtre. Il n’aima pas devenir fou, mais elle le plongeait sans cesse hors de chez lui, hors de son espace, de sa sécurité. Elle avait ouvert une brèche. Il s’était allongé sur le canapé et regardait en arrière. Les yeux avaient basculé, glissé dans une arrière pièce. Il se réfugiait volontiers dans cette salle, sa boutique mentale. Pourtant, il n’arrivait plus à penser. Elle lui répétait souvent : les gens n’aiment pas plonger en eux-mêmes. Ils ont peur et fuient sans cesse. Être intelligent est devenu une subversion de nos jours. Il comprenait ce qu’elle voulait dire par là. La société avait rompu les amarres et le navire voguait sans capitaine. La folie n’est pas en toi, déclarait-elle, mais ce monde est devenu fou. Alors, il leva de nouveau son regard, et surprit un frêle oiseau posé sur le rebord de sa fenêtre comme pour l’inviter à ouvrir enfin sa fenêtre.

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Peinture de Jeremy Lipking

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