Comment rencontre-t-on Emily Kaitlyn ? Est-il possible de faire mention quelque part d’une telle rencontre sans faillir à l’exactitude même de cette rencontre ? Et lorsque le fait se produit, rencontrons-nous véritablement la même personne ? Il ne me vient nullement à l’esprit l’idée de figer une quelconque représentation concernant la moindre personne, mais je ne vois pas comment échapper à la singularité de ce qui se propose à nous. Durant de nombreuses années, nous côtoyons des gens avec pour chacun un rapport privilégié. Longtemps, j’allais volontiers rendre visite à notre logeuse. Son petit appartement suscitait chez moi une grande curiosité. J’aimais quand elle m’invitait à entrer dans sa cuisine qui lui servait aussi de salon. Tout respirait le rangement, la propreté, la rigueur. Il s’agissait d’une femme pour le moins sévère et beaucoup de locataires la craignaient. Quand elle finissait de laver le sol carrelé de l’immeuble, il ne fallait surtout pas oser poser les pieds dessus tant que ce n’était pas sec. Elle vous regardait de derrière ses petites lunettes avec un regard si réprobateur que la fois suivante, vous saviez à quoi vous en tenir. Chaque personne est un monde ambulant, mais chacun d’entre nous n’entrons pas en relation avec l’autre de la même façon. En ce qui concernait notre logeuse, Madame Adriana, la plupart la voyait et la percevait comme une vieille femme aigrie et revêche. Tel n’était nullement mon opinion. Je prenais le temps de passer la voir et lui faisais volontiers quelques courses quand elle en exprimait le besoin. Cette femme ne semblait pas plus aigrie que d’autres, ni même dépourvue de cœur. Elle avait récemment perdu son époux qui avait, d’après elle, un peu trop côtoyé la bouteille. Je l’avais certes connu et croisé de nombreuses fois. L’odeur de son haleine était assez marquée. Mais il s’agissait d’un brave petit homme moustachu, qui ne s’était assurément pas contenté de la bouteille pour simple compagnie. Chaque être est une couleur et une odeur. Chacun mérite d’être vu dès lors qu’il se donne à être vu. Sans doute, n’étais-je pas vraiment préparée à rencontrer Emily Kaitlyn. Malgré mon penchant naturel à être attentive à chaque détail de la vie, en dépit du fait que je m’intéressais, mais de loin, à tout ce qui touchait les religions et l’ésotérisme, non, vraiment rien ne me préparait à rencontrer cette dame.
rencontre
Bien faire

Bien faire, bien lire, bien prendre le temps, sans s’essouffler, parce que c’est impossible de bien faire dans la quantité, parce que lorsque je m’en vais vous lire, j’aime vous rencontrer, dans la douceur du temps, quand l’eau coule sans tourbillon, parce que la vie est faite de cet unique instant, vous voir, vous sentir, comme le plus beau moment. Comment font-ils ceux qui posent un « j’aime » partout, le vivent-ils vraiment ? Ont-ils ce temps de la présence et de la cohérence ? Je vous confie que cela m’échappe totalement et que je ne suis pas en mesure de tous vous lire d’un bloc. Je préfère quelques rencontres, par intervalles, et être dans ce beau moment, comme se posant dans le secret de votre jardin. Je préfère à la quantité, cette possibilité de vous dire, je vis, je vous vis, à la mesure de votre réalité, écoutant ce que vous venez dire et vous le dire dans la magie de la présence. Il faut ce temps pour être l’humanité qui dit « bonjour », mais aussi qui fait quelques pas dans la vie, un soir d’hiver, en écoutant ce qui vient à passer. Merci.
Béatrice, le 25/01/2020
Correspondances XXI
Cher,
Il vint ce matin en disant : je n’ai pas peur de l’absence, mais j’ai peur de la perte. Cet homme s’était arrêté sur le chemin et je le surpris comme le rare joyau que l’on rencontre. Chaque fois qu’un oiseau rencontre un autre oiseau, ils se reconnaissent et j’ai pu assister aussi à certains messages pour le moins assez incroyables, ceux qu’ils s’adressent avec une joie non retenue, d’arbre en arbre. Vous rappelez-vous avec quelle surprise, alors que nous nous trouvions dans ce fameux parc, nous avions découvert un immense arbre, vert d’oiseaux ? Ils étaient tous éparpillés sur ses branches et remuaient de façon singulière. Ils semblaient tous honorer l’arbre, avec vénération et beaucoup de lenteur. Comme nous n’étions assurément pas à nous trouver dans une quelconque forêt tropicale, ces oiseaux verts nous apparurent pour le moins insolites. Vous rappelez-vous comme ils prirent ensemble leur envol et créèrent une féerie dans le parc ? Cher, je me suis rendue jusqu’à cette petite et charmante maison, aux abords du bois. J’ai revisité nos pas sur cette allée, j’ai respiré les champs, et les montagnes alentours. La rivière coule égale à elle-même, presque irréelle. Cet homme m’a accompagnée durant un moment et m’a dit : de nos jours les gens ont peur. Mais j’ai bien vu que je pouvais vous parler sans détour. Je regardais à ce moment, en pensée, ce renard qui nous avait fixé de son regard, l’été dernier, puis avait disparu dans les hautes herbes. Les renards n’ont pas peur des hommes. Les renards reconnaissent les vrais hommes. Ils ne sont pas malveillants comme on le croit. J’écoutais cet homme puis je lui dis : je n’ai pas peur, parce que j’ai tout perdu.
Correspondances XVIII
Cher,
Nous ne venons pas au monde, nous sommes en lui depuis toujours et s’il est une ivresse, elle est en la vie elle-même. Vous n’avez opposé à notre discours commun – et je souligne commun – nulle argumentation, ni la moindre polémique. La réactivité caractérielle est devenue une légitimité qui n’a aucun sens de nos jours, puisque essentiellement impulsée par les émotions diverses et non pas par cette fluide sensibilité qui, à tort, s’est trouvée reléguée au même rang que les diverses submersions psychiques. Nous nous sommes d’emblée compris sur ce point. D’ailleurs, nous nous sommes laissés à cet espace nécessaire afin de nous accueillir. Il était hors de question de devenir un scénario de reconnaissances égotiques à n’en plus finir. Ni vous, ni moi ne pouvions nous y résoudre, ni même nous y enfermer. Bien évidemment, la justesse dérange. Qu’en serait-il des disharmonies consenties en musique ? Les déstructurations en tout genre reproduisent uniquement des limitations de vue. Nous avions cette maturité spirituelle de n’exclure rien, mais aussi de ne jamais nous réduire à nous-mêmes. Nous avons pris le temps. Ou plutôt, je devrais dire que nous avons laissé le hors-temps nous envelopper de la dimension du hors-temps. Vous m’avez enseigné, réactivé certains points et je vous ai écouté. Quand l’être ne se sent pas en danger, quand la rencontre ne procède d’aucune stratégie, quand l’instant est son seul lieu, il écoute en silence. Il écoute lentement et laisse agir ces dimensions puissantes du Vivant. Je vous avais évoqué cette extraordinaire histoire du disciple qui au pied de la montagne, avant de rejoindre le sage qui vivait en ermite tout là-haut, avait formulé une longue prière en demandant à Dieu de lui ôter toutes les connaissances qu’il avait acquises, sachant que ces connaissances étaient purement spéculatives. Nos rencontres sont en permanence de longues rencontres de non-connaissances. Nous ne savons rien, nous accueillons. Mais, ne m’avez-vous pas moult fois répété : il faut du temps pour ne rien savoir…
Bien à vous,
B.
Les rues
J’ai vu un homme affalé de tout son long sur le trottoir. Je ne sais pas s’il était ivre ou s’il avait décidé de dormir dans le froid, ou bien s’il était mort. Je suis passée à côté sur la pointe des pieds. Je crois avoir aperçu son visage bleui. Il ne fallait peut-être pas le réveiller ? Un homme est venu vers moi, il sentait si fort que j’ai cru que j’allais m’évanouir. Il parlait dans une langue étrangère. Polonaise ? Il était vieux et beau, mais son visage était noirci par des jours et des jours de poussière et même de folie, je peux en témoigner. Quand nous nous sommes quittés, son odeur m’a hantée. Il flottait des relents d’urine partout. J’ai marché longtemps pour m’en défaire. Où pouvais-je bien aller pour ne pas exister ?
Correspondances XII
Cher,
Je continue de vous écrire et de vous nourrir dans l’espace devenu inévitablement le lieu intemporel, le lieu existentiel de notre relation. Quand nous débutâmes cette correspondance, vous manifestâtes votre surprise. Sans doute ne pensiez-vous pas, qu’à l’image de mes écrits, j’étais celle-là même. Quand bien même nous nous déployons durant la vie qui nous est donnée, nous ne changeons pour ainsi dire jamais. Chaque fois qu’il m’advenait de passer d’une étape à une autre, je n’éprouvais fondamentalement aucune surprise, puisque je ne sentais pas que j’étais finalement devant l’inconnu. Bien au contraire. J’étais plutôt étonnée de voir combien nous étions fidèles à ce qui est en nous, malgré les complexités traversées. La constance se déploie et nous enseigne. Chaque abstraction s’extraie des émotions aliénantes. Plus il nous est donné d’observer, et plus cela est à se dire, sans posture, sans mensonge, sans tromperie. A quoi cela pourrait-il bien nous servir de nous maintenir dans l’illusion ? Aujourd’hui, vous savez, que très tôt l’écriture a été le plus grand outil d’ancrage et de réalisation durant notre petit passage visible sur terre. Les mots nous offrent le moment d’une incisive mesure, l’instrument qui nous apprend à être sans fioriture, le miroir, le reflet, et l’interprète. Les mots ne se sont pas servis de nous, mais nous ont servis, avec cette acuité régulière qui ne nous a pas échappé et j’ajouterai même qu’ils nous ont plutôt impitoyablement bousculée. Ils nous ont donné aussi à respirer les mots de tous, c’est-à-dire l’âme de tous. Les mots ne nous piègent pas. Ils ne sont pas dupes de nos usages. Le vrai mot est un mot qui nous pointe du doigt. Il ne nous lâche pas et nous cherche inévitablement, tout comme la vision du monde est le corps d’âme et d’esprit qui se révèlent. Vous l’avez justement compris. Vous même, ayant l’expérience réelle et révélatrice de votre écho-au-monde. Je vous remercie pour m’avoir permis de vous écrire, de vous rencontrer, de vous recevoir, de nous mettre en cette harmonie. Je continuerai, car tel est notre vœu mutuel.
Bien à vous,
B.
Correspondances X
Cher,
Je suis allée dans la nuit me promener, déambulant dans les ruelles de la ville animée de quelques étoiles de Noël avant Noël, quand tout nous enveloppe du sourire de la marche, au milieu des quelques passants. Parfois, nous croisons de vieux visages opaques, définitivement fermés à la vie, comme enterrés de grisaille et leur regard semble même perdu dans je ne sais quel trou noir. Si d’aventure, vous accrochez leurs yeux, ils sont fermés de la tête aux pieds. Quelle sorte de misère ont-ils traversé pour que leur âme se soit éteinte avant leur corps ? Quelle sorte de lumière ont-ils perdu pour que leur cœur s’enfonce ainsi dans les ténèbres de leur réalité ? Homme ou femme, ils traînent leur corps, lourds d’amertume, peut-être de rendez-vous manqués, loin des lueurs de leur beauté naturelle. J’ai continué de marcher, tout en regardant le ciel. Le quart de lune resplendissait et cette veilleuse dans la nuit des derniers jours d’automne était un sourire flottant au-dessus de nos têtes courbées. Elle riait de toute sa clarté. J’ai continué de marcher dans les ruelles étroites, si peu éclairées, les rues poétiques aux noms insolites, et quelques fleurs encore dans les jardinets. A ce moment-là, un homme se tenait près du magasin, droit, sirotant une bière, et son chien d’aboyer. Vas-tu arrêter ? Qu’est-ce qui te prend d’aboyer à chaque fois que quelqu’un passe ? Je lui répondis en riant : peut-être que c’est simplement sa façon de dire bonjour. L’homme que je connaissais, pour l’avoir plusieurs fois croisé, avait perdu une grande partie de sa dentition. Nous échangeâmes quelques mots. Mais je dus lui demander à brûle-pourpoint : avez-vous où dormir cette nuit ? Je réitérai la question plusieurs fois. A vrai dire, les nuits sont rudes par ici, comme vous le savez. Il me confia quelques anecdotes, me fit certaines confidences et je lui demandai avec tout mon amour : comment vous appelle-t-on ? David, me répondit-il. Je reviendrai, David… A ce moment-là, son sourire fut la plus belle chose qui soit, dans cette nuit, anonyme.
Bien à vous,
B.
Correspondances IX
Cher,
Souvenez-vous des mots dans nos nuits qui nous jetaient les tremblantes poésies d’une symphonie, quand le temps cesse d’être marquage, répétition, mais plutôt étrangeté, oui, cet inconnu totalement inconnu et je vous disais : je viens de naître, ne l’oubliez pas. Je viens de naître dans ce corps d’âge, sans âge. Je viens de naître sans condition, comme n’ayant jamais vécu. Souvenez-vous de cet état. Vous même me disiez que je semblais avoir atterri, sortant de nulle part. Nous avait-on parachuté ? Qui avait d’une main puissante, transplanté deux êtres, depuis deux mondes si différents, en un lieu qui n’était plus un lieu ? Ne vous avais-je pas dit aussi, avec cette gravité due à mon misérable jeune âge, et j’en souris encore : ne voyez pas en moi une femme ? Mon esprit flottait au-dessus du monde depuis des millénaires. J’avais voyagé si loin et ne parvenais plus à revenir. Revenir où, du reste ? Qu’avais-je encore à expérimenter pour que l’on me maintînt ici ? M’effaçant, effacée surtout, je vins vers vous, presque fragilement, délicatement aussi, comme n’y croyant pas. Enfin, j’osais timidement ouvrir notre fenêtre et vous dispenser les mots venus de cet ailleurs. Quand nous nous rencontrâmes, le pont était jeté et deux mondes venaient à se toucher, comme retrouvant leur véritable dimension.
Correspondances VI
Cher,
Je relis notre correspondance, comme la pure essence de notre élan. Suis-je à nous visiter, à tout actualiser comme vous m’en fîtes la remarque dernièrement ? Que vous ai-je donc répondu alors ? Il me semble que je revisite effectivement le jardin présent. Certes, parfois, nous avons cette tendance à penser que tout nous est acquis, que, la chose entendue, nous n’avons plus rien à entretenir. Or, le jardin est précisément ce que nous cultivons et de vous relire, de me redonner à cet instant n’ôte en aucune façon le charme de notre présente présence. Mais, avons-nous uniquement voulu nous nourrir à la sève de notre être ? Nous sommes-nous volés ces moments ? Très tôt, en ce puissant élan de nos âmes, nous avons trouvé la clé de notre accord. N’est-ce pas ? Celle-ci est à l’unisson du champ de vie qui s’offre ici, l’unique son en harmonie avec le vivant. Nous avons mutuellement franchi une passerelle et nous avons avancé chacun l’un vers l’autre, à pas égaux. Cette réalité s’impose à moi comme une évidence que je ne peux nier : nous sommes les géomètres de l’espace-temps. Non pas celui qui se donne par nos sens externes, mais tout d’abord par notre corps vibratoire, sans doute aussi notre corps de mémoire. Qui sommes-nous ? Nous a-t-on appris à laisser les choses nous parvenir ainsi, en les renouvelant ? Après avoir fait le tour de la question, un tour existentiel, d’abord embryonnaire, puis allant vers la complétude progressive en ces circonvolutions larges et bien souvent resserrées, nous avons, ce me semble, appris à être des apprentis.
Bien à vous,
B.
Correspondances V
Cher,
La liberté n’a pas le goût des dérives, ni ne peut être une déconsidération du respect de notre personne et donc de l’autre. La liberté est ce qui fait tomber le faux et qui fait apparaître la lumière. J’ai répondu à votre requête avec une grande circonspection, mais aussi le plus naturellement du monde. Ce que je venais de traverser, ce que j’avais appris, à l’instar de ma propre volonté, me permettaient d’entrer d’emblée en votre longueur d’onde. De fait, je vous sentais aussi en ces ondes bienveillantes, lissées de vie, érodées d’épreuves. J’avais reçu vos mots en toute objectivité. La résonance qu’ils me procuraient était claire, limpide, authentique. Je ne suis pas à écrire que je percevais l’absolue perfection en vous, ni en moi, du reste. Quand même la perfection est partout, et son appréciation relève d’une perception autre que celle que nous vivons quotidiennement, mais pour nous exprimer en termes plus communs, plus accessibles, je savais que ni l’un ni l’autre n’étions aboutis. Je suis sûre que la perfection réside, d’abord et avant tout, dans la totale bienveillance. C’est cela même qui donne à chaque pensée, à chaque acte, leur note de douceur. L’amour nous enveloppait de toute son immensité universelle. C’est par notre perpétuelle quête intérieure, celle qui s’inscrit en l’instant vibrant, que l’amour n’est jamais réduit à l’égocentrisme. La vie nous donne le temps d’apprendre. La vie nous donne le temps de donner. Elle est aussi la vigilance qui nous oriente sagement. Ainsi sommes-nous libérés de nos prisons.
Bien à vous,
B.