Élever, non pas imiter, ni éduquer, ni non plus se servir de béquilles. Marcher, libéré de toute influence. Cela est vacuité. Celle-ci est un saut dans le vide, sans peur. Mais la plupart du temps, les hommes sont effrayés. Ils ont même peur d’être eux-mêmes. La vacuité est la seule garantie d’être. Je m’étonne de la frilosité des hommes. Ont-ils gardé finalement les instincts claniques du monde qui leur apparaît comme dangereux ? Les uns s’accrochent aux autres avec la détresse pour cordage. Est-ce un manque de maturité ? Des paravents, des paratonnerres, des barrières, des masques et je ne sais quoi encore.
pensée
correspondances XXXII
Cher,
Le toucher est venu comme une apothéose de toucher, et c’est un arbre qui nous interpelle, comme ce dialogue avec cette femme, perdue dans la forêt, parce que la forêt est une douce sollicitude, au milieu des promenades que nous vivons au-delà de chaque promenade. La féerie ne se rencontre pas, car elle n’est nullement séparée du regard pulmonaire. Je sais que cela paraît étrange de dire que le regard est un souffle, mais je ne pense pas vouloir « entrer » et m’incarcérer dans aucune logique qui soit. La logique est un instrument de mesure, une méthodologie, mais elle n’a de réalité mathématique qu’en l’exposé de la chose. La féerie est au-delà de tout ce que l’on connaît et est souvent occultée par la raison. Ce qui advient ou ce qui n’advient pas n’est pas une règle apparente, mais elle peut le devenir. La visibilité des choses est l’effet de la chose, et ne relève pas du fait de la visibilité. Combien d’espaces qui ne sont pas perçus et qui pourtant sont des angles de perspectives qui ont leur pleine authenticité ? Il me vient cette extraordinaire perplexité qui me renvoie à la vie sous toutes ses appréhensions possibles. La vie a ce droit d’être et nul ne peut s’y opposer. Nul ne peut nier l’autre sans se nier lui-même. Vous souvenez-vous de cette Mme T. qui furetait partout dans les ragots avec son ton vil et que je comparais à une Thénardier*. Comme il est étonnant que son patronyme débute par ce T. Elle venait se poster dans chaque coin de rue et reniflait le scandale à plein poumon. Je l’avais connue un peu avant mon premier mariage. J’étais encore jeune et quelque peu distraite. Je ne connaissais rien du monde. Nos parents nous avaient offert une vie si pleine d’amour, si pleine de sincères présences, de constances et de longs dialogues ; ils avaient favorisé le déploiement d’une grande fraternité et ils avaient veillé à faire de nous des êtres sensibles et altruistes. Nous n’éprouvions guère de jalousie viscérale, et même nos conflits internes étaient formateurs. De fait, nous ne connaissions absolument rien. Aujourd’hui, je peux en rire. La méchanceté est une maladie. Cette femme était assurément malade. La plupart des gens sont malades mais ne le savent pas. Comment a fini cette Mme T ? Son visage ravagé par le temps, a surtout subi les ravages de sa méchanceté. Je ne l’avais guère aperçue depuis fort longtemps, mais voilà qu’un jour, la vie vous donne à voir les effets de la maladie. Mme T s’était écroulée, comme beaucoup de gens et le sort voulut qu’elle finisse seule, dans un lit d’hôpital. Vous décrire les affres inscrits sur son visage est inutile. Je suis repartie avec le cœur triste. Vous confierai-je ceci : Nous souffrons beaucoup de ces sortes de méchanceté incarnée et qui s’épuisent, un jour, avec le cœur empli de vide. Plus tard, je la vis en rêve. Je la vis à plusieurs reprises, en des temps différents. D’une cave obscure et chaotique, je vis sa demeure se transformer, progressivement, en cellule de lumière.
Bien à vous mon ami,
Votre B.
*Thénardier est le patronyme d’une famille « misérable » que Victor Hugo met en scène et décrit dans son roman Les Misérables.
Bien faire

Bien faire, bien lire, bien prendre le temps, sans s’essouffler, parce que c’est impossible de bien faire dans la quantité, parce que lorsque je m’en vais vous lire, j’aime vous rencontrer, dans la douceur du temps, quand l’eau coule sans tourbillon, parce que la vie est faite de cet unique instant, vous voir, vous sentir, comme le plus beau moment. Comment font-ils ceux qui posent un « j’aime » partout, le vivent-ils vraiment ? Ont-ils ce temps de la présence et de la cohérence ? Je vous confie que cela m’échappe totalement et que je ne suis pas en mesure de tous vous lire d’un bloc. Je préfère quelques rencontres, par intervalles, et être dans ce beau moment, comme se posant dans le secret de votre jardin. Je préfère à la quantité, cette possibilité de vous dire, je vis, je vous vis, à la mesure de votre réalité, écoutant ce que vous venez dire et vous le dire dans la magie de la présence. Il faut ce temps pour être l’humanité qui dit « bonjour », mais aussi qui fait quelques pas dans la vie, un soir d’hiver, en écoutant ce qui vient à passer. Merci.
Béatrice, le 25/01/2020
LAO TSEU 老子
Souciez vous de ce que pensent les autres et vous serez toujours leur prisonnier.
LIANG 亮
Pourquoi les pensées volettent-elles sans cesse Liang ? Il m’arrive parfois d’en attraper une et d’autres fois elles semblent se dissoudre dans je ne sais quel pays invisible. Liang ! Y a-t-il un refuge pour toutes nos pensées, ou bien sont-elles définitivement orphelines ?
L’heure lisse 時間潤滑肌膚
Le démon grogne,
Puis s’assoupit,
Les bras en friche.
L’heure lisse
L’étendue
Des maux.
Ici le titre évoque l’effet de l’eau qui aplanit les maux.
LAO TSEU 老子
La bonté en parole amène la confiance.
La bonté en pensée amène la profondeur.
La bonté en donnant amène l’amour.
Chair du silence
La femme est de bonté, chair du silence, quand ses yeux marquent de franges ombrées le culte intuitif et qu’ils deviennent enfin l’expression primitive du rêve qui dérive sur les longues perplexités, et quand le temps l’étreint du soupir, elle tourne la tête brusquement comme surprise. Le ciel enveloppe ses pensées et le corps fait un pas vers l’intérieur. Ô femme, ta voix nous appelle depuis cette réalité que l’on étouffe par le bruit incessant.
Les saisons

De saison en saison, quand le vent s’apaise, les arbres ont le goût de notre entente, puisque le bonheur n’est pas une conquête, ni la joie une insolence, puisque la tristesse est une rive dormante qu’effacent les graines semées de lumière. Sans doute, quelque chose de la persévérance, du sourire de l’âme, du remerciement.
(Estampes de Yoshida Toshi)
Créer, c’est aimer
Chaque jour est une rencontre qui nous délivre du voile et chaque jour est une rencontre qui accueille la paix. Créer, c’est aimer. Aujourd’hui, quelqu’un m’a dit : ma vie ne te regarde pas. Entendez cela : ma vie ne te regarde pas. Elle ne te regarde pas. J’ai levé alors le regard et voici ce qui est venu : je regarde ta vie, même si tu ne me vois pas, car toutes les vies sont en nous. Seulement, nous ne le savons plus. Souvent, il s’agit d’un mal-entendu. La première chose que nous faisons chaque matin, c’est de ne pas laisser le malentendu devenir le voile. Alors, créer, c’est aimer. Cela est la beauté de l’art.