Shambhala

Parfois, quand le soir semblait suspendre la capitale dans un halo flottant, enveloppant certains quartiers d’un doux voile de résistance face à la frénésie de la foule, alors que mes pas fatigués me hurlaient de les épargner d’une plus grande et impitoyable marche, je poussais ma dérive, au déclin du jour, et presque à mon insu, me retrouvais sur le perron d’Emily Kaitlyn. Dans le fond, je n’étais guère surprise. Où aurais-je bien pu aller ? La journée estudiantine avait été harassante. J’éprouvais un sentiment de vide si intense, qu’instinctivement, je ressentais le besoin d’aller rejoindre mon étrange amie, et malgré notre différence d’âge, je savais que seule Emily Kaitlyn pouvait me redonner un peu de force, un peu de gaîté aussi. Son monde me paraissait tellement vivant en comparaison avec la grisaille mouvante des élèves, de certains professeurs aussi. Très vite, je dois le reconnaître, je ne sus plus vivre sans elle. Je me disais que ma rencontre avec Emily Kaitlyn n’était pas fortuite. Je me disais que j’étais certainement très chanceuse de la connaître. Mais, je savais bien que ni la chance, ni le hasard n’y étaient pour quelque chose. Tout cela avait été scrupuleusement agencé par la main d’un Maître. Emily Kaitlyn m’apprenait à être vraie. Sa spontanéité attisait la mienne. Plus je lui rendais visite et plus je souhaitais la revoir. Son intégrité me fascinait. Sa force intérieure me stimulait. Notre relation n’était certainement pas fortuite et je le compris assez vite.

Je n’eus guère le temps de m’attarder d’avantage à ces pensées, car Emily Kaitlyn, qui m’avait aperçue depuis la fenêtre du salon, me fit un signe énergique et m’invita à entrer. A tout instant, cette femme m’accueillait avec une noblesse d’âme peu commune et je n’ai jamais vu chez elle les réticences égotiques et individualistes que l’on rencontre fréquemment. Il y avait une entièreté dans sa personne que je ne m’expliquais pas. J’étais la fille ; j’étais la sœur ; j’étais l’amie ; j’étais la complice. Il s’agissait d’un immense privilège et je le savais.

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Le marché Brassens (suite)

Alors que je me promenais entre les étalages, le nez rivé sur la couverture des vieux livres, absorbée par les odeurs intemporelles de certains ouvrages, je surpris une scène pour le moins inhabituelle : une femme, toute vêtue de blanc, après avoir poussé un gémissement à peine audible, s’écroula de tout son corps sur le sol. Mr de Kuyper, un vendeur de longue date, d’origine néerlandaise, avec qui il m’arrivait de converser, se précipita presque aussitôt vers la femme et commença à tapoter ses joues avec beaucoup de délicatesse. Il n’eut pas le temps de réagir plus longuement, car la dame en revenant à elle, se leva prestement, et sans la moindre gène, s’empara d’un livre, qu’elle acheta, au grand étonnement de tous. J’eus tout le loisir de l’observer : il s’agissait d’une femme d’une quarantaine d’années (je sus plus tard qu’elle en avait quarante deux), habillée de la tête aux pieds de blanc, ce qui me sembla d’emblée singulier. Un chapeau d’un autre temps, révélait plus qu’il ne cachait une chevelure épaisse, d’un blond cendré, qu’elle avait noué négligemment en chignon. Son corsage était d’un tout autre âge aussi. Peut-être datait-il du début du siècle dernier ? Sa longue jupe lui tombait jusqu’aux chevilles, une jupe en coton, striée de soie de même couleur. J’avais aussi remarqué son vieux sac en cuir blanc. Elle portait des gants immaculés.

Je croisais un moment ses yeux d’un bleu délavé, presque transparents. Je piquais un fard, car je compris qu’elle m’avait remarquée. Mais Emily Kaitlyn ne fut pas décontenancée, et je l’appris plus tard, presque à mes dépends, je dois le confier, que cette femme n’avait aucune limite. Elle s’avança vers moi, ignorant la foule curieuse. Elle avait bien sûr pris le soin de ranger le livre, récemment acheté, dans son grand sac. En moi-même, j’en concluais que le fameux livre avait certainement été à l’origine de son trouble, et avait ainsi provoqué son malaise. Quand elle fut face à moi, elle me prit fermement le bras et me lança avec une voix très claire, et son accent indubitablement british m’indiqua qu’elle était anglaise  : Venez jeune fille, je vais vous montrer un ouvrage que je vous conseille vivement d’acquérir. A ce moment-là, je sus qu’Emily Kaithlyn m’entraînerait inévitablement dans la plus incroyable des aventures. Je ne pouvais me l’expliquer, mais j’en étais simplement convaincue.

Quand rien ne vous prépare

Comment rencontre-t-on Emily Kaitlyn ? Est-il possible de faire mention quelque part d’une telle rencontre sans faillir à l’exactitude même de cette rencontre ? Et lorsque le fait se produit, rencontrons-nous véritablement la même personne ? Il ne me vient nullement à l’esprit l’idée de figer une quelconque représentation concernant la moindre personne, mais je ne vois pas comment échapper à la singularité de ce qui se propose à nous. Durant de nombreuses années, nous côtoyons des gens avec pour chacun un rapport privilégié. Longtemps, j’allais volontiers rendre visite à notre logeuse. Son petit appartement suscitait chez moi une grande curiosité. J’aimais quand elle m’invitait à entrer dans sa cuisine qui lui servait aussi de salon. Tout respirait le rangement, la propreté, la rigueur. Il s’agissait d’une femme pour le moins sévère et beaucoup de locataires la craignaient. Quand elle finissait de laver le sol carrelé de l’immeuble, il ne fallait surtout pas oser poser les pieds dessus tant que ce n’était pas sec. Elle vous regardait de derrière ses petites lunettes avec un regard si réprobateur que la fois suivante, vous saviez à quoi vous en tenir. Chaque personne est un monde ambulant, mais chacun d’entre nous n’entrons pas en relation avec l’autre de la même façon. En ce qui concernait notre logeuse, Madame Adriana, la plupart la voyait et la percevait comme une vieille femme aigrie et revêche. Tel n’était nullement mon opinion. Je prenais le temps de passer la voir et lui faisais volontiers quelques courses quand elle en exprimait le besoin. Cette femme ne semblait pas plus aigrie que d’autres, ni même dépourvue de cœur. Elle avait récemment perdu son époux qui avait, d’après elle, un peu trop côtoyé la bouteille. Je l’avais certes connu et croisé de nombreuses fois. L’odeur de son haleine était assez marquée. Mais il s’agissait d’un brave petit homme moustachu, qui ne s’était assurément pas contenté de la bouteille pour simple compagnie. Chaque être est une couleur et une odeur. Chacun mérite d’être vu dès lors qu’il se donne à être vu. Sans doute, n’étais-je pas vraiment préparée à rencontrer Emily Kaitlyn. Malgré mon penchant naturel à être attentive à chaque détail de la vie, en dépit du fait que je m’intéressais, mais de loin, à tout ce qui touchait les religions et l’ésotérisme, non, vraiment rien ne me préparait à rencontrer cette dame.