Rencontre avec T.

Une année s’était écoulée, une année pleine de studiosité, compagnée par MM. Nous apprîmes à nous connaître ; il s’agissait d’un engagement implicite. Mutualisation et complicité innée se déployaient au travers de nos promenades, au travers de nos échanges, de nos longs dialogues exaltés aussi. Nous n’étions plus de notre époque, ni de notre temps, car l’esprit dominait. Un esprit fort de solennité et d’amour. MM m’apprit à voir le côté précieux du féminin, tandis que la sauvage que j’étais débusquait les raideurs de ses carcans routiniers. J’avais soif d’apprendre. J’avais soif de comprendre. L’intuition d’une autre chose me guidait. Je partageais aussi mes intimes envolées avec ma sœur cadette et distribuais à mes frères et sœurs tous ces éléments épars qui ressemblaient singulièrement à des trouvailles issues de fouilles les plus enfouies de l’archéologie. La vie se donnait comme la plus belle des énigmes. Nous lisions ensemble les mêmes ouvrages et nous nous confiions réciproquement nos ressentis. Tous les quinze jours, nous nous retrouvions dans ce petit salon que j’avais aménagé dans un coin de ma chambre. Un salon privé : notre salon. Nous prenions le thé et goûtions quelques mets sucrés que je prenais le soin de préparer dans la matinée. Bien sûr, nous échangions les lieux de nos rencontres et nous nous retrouvions chez MM. Nos esprits mûrissaient à contre courant, et nous nous comprenions sans heurts. (…)

Quelques jours après la rentrée en Première, alors que l’automne s’installait à la cime des arbres flamboyants, nous fîmes connaissance, T. et moi. Ce jeune lycéen me sembla complétement trancher avec les autres élèves. Il n’était pas de son temps et il attira de suite mon attention…

Peinture de Agnolo Bronzino (1503-1572)

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Solitude

La solitude n’est guère pesante, tout comme la compagnie des hommes ne l’est pas non plus. Néanmoins, c’est nous-mêmes qui pesons de tout notre poids émotionnel jusqu’à ce que nous comprenions enfin que la poussière de l’atome, semblable à une plume emportée par le vent, nous délivre de toutes choses. C’est notre ignorance qui devient manifestement pareille à l’énorme et lourde pierre jetée au fond des eaux, dans un bruit sourd, celui même de notre confuse mésentente. Quand le vent s’unifie à l’eau, le plissement est à peine perceptible et le souffle exhale soudainement le poids infime d’une plume. Très souvent, nous vivons cette fragilité, alors même que mille personnes nous accompagnent. La solitude est le froissement juste et léger qui nous fait sensiblement tourner la tête dans la bonne direction. C’est ce qu’il advint quand je finis par accepter, alors que celle-ci brisait mon indifférence par le lien indéfectible d’amour, que MM m’accompagne sur le chemin menant au lycée. Elle devint aussi légère que mon âme le pouvait souhaiter et nous marchions complices, tandis que je levais souvent les yeux et attrapais le vol d’un corbeau, ou celui d’un moineau, suspendue à cet inéluctable moment silencieux, traversée de douceur ineffable. L’amour de MM emplissait les cellules entières du matin nouveau, et le cœur s’épanchait de la délicatesse de notre accord rendu possible. Avons-nous besoin de nous retirer quand les âmes s’unissent, qu’un oiseau passe et nous de nous envoler ensemble sur les invincibles hauteurs ?

Peinture de Gregory Frank Harris

Manuella

J’ai laissé loin ces nattes au vent, perdue dans les rêveries qui firent de notre promenade la sauvagerie insoumise aux idéologies de tout bord, échappée dans les lisières que les mots ne peuvent franchir sans devenir nécessairement substance. La folie a cet avantage de nous mener à l’indomptable et c’est le juteux vent des arbres qui nous affranchit des papiers sans véritable domiciliation, parce que l’âme est un univers farouche, aimanté à tout jamais par son origine. MM venait chaque matin, à huit heures et nous traversions les champs en silence, dans la plus magistrale des indifférences face au monde moderne. Ni identité, ni catégorisation, sentier flottant au rythme de nos pas et je lui lisais mon roman commençant que j’avais intitulé Manuella. Il fallait brosser le portait de l’héroïne, une jeune fille qui n’avait peur de rien, qui empoignait le vent tout en riant. Tout devait être à la fois intense et poignant de tragique. Lutte effervescente, à contre-courant de tout. MM m’aidait à la relecture. Nous avions décidé aussi, d’un commun accord, d’écrire un journal correspondancier à deux. Pourquoi ? Nous ne voulions jamais perdre notre vibration intime.


Peinture de Alexander Nikolaevich Averin

Correspondances XLIV

Très cher,

J’aimerais vous raconter les souffles longs et les souffles courts, quand le vent les emporte tous et que nous ne servions point nos indifférences, mais plutôt nos frôlements, ceux de l’instant, jaillis dans la courbure du temps. Asseyez-vous tout près, ici, sur cette chaise perdue sur les toits ondulants du matin frais nimbé des montagnes avoisinantes. Les tuiles orangées fredonnent un air encore bien cristallin, et vous m’invitez aussi sur la chaise face à vous, mais je frissonne des pieds-nus et vous ris comme émue de votre joie enfantine. Nous nous émerveillons des timides balancements du lilas et je vous entremêle, pêle-mêle avec notre séjour au vent, le temps d’être assise sur un rocher, non loin d’Abigaïl. Le rocher nous abrite quelque peu du souffle puissant des hauteurs ; vastité d’un espace gourmand. Le soleil face à nous, magistral, nous attrape dans ce bleu imprévu, voilé de douces voilures, comme si nos yeux boivent à tout jamais l’instant magique, l’instant sauvage imprégné d’une sereine munificence, alors qu’Apollon me rappelle un amour de jeunesse. La fugacité d’un azur d’une blondeur enchanteresse. Non loin, se dressent les vestiges d’un temple dédié à Mercure. S’envole-t-on sans même nous en apercevoir dans ces flottements du soleil ? Je me suis perdue dans le ciel et mes yeux s’y noient sans aucune retenue. Venez, nous allons de nouveau gravir la montagne et sur le chemin cueillir des mûres. L’autre jour, nous en avions goûté de bien savoureuses.

Votre B.

Correspondances XLIII

Très cher à mon cœur,

Réenchanter le monde ne veut absolument rien dire. C’est en nous que le monde est enchanté. C’est bien en nous qu’il est éclairé, car notre regard ne vient pas de l’extérieur, mais bien de notre cœur. Il y a quelques jours, j’écrivais à une très grande amie, une amie plus âgée que moi de près de vingt ans, Martha, avec qui je vis un lien très profond, au-delà des mots, au-delà du temps, au-delà même de l’espace et Martha qui traversait une phase quelque peu houleuse en est venue à relire nos entretiens ponctuels. Nous avons effectivement beaucoup parlé, beaucoup partagé toutes ces années, et comme Martha fait partie de cette génération qui a appris la sténo, elle a méthodiquement inscrit sur des petits carnets nos dialogues. Je ne le savais pas. Mais elle n’a jamais perdu aucun de nos échanges. Il faut dire que Martha est quelqu’un de très engagée dans la voie spirituelle et son parcourt est d’une telle et rare intensité. J’ai toujours été étonnée de notre attachement mutuel. Ne l’ai-je pas vénérée par moment, comme l’on vénère la lumière ? Si elle a considéré nos propos comme capitaux, je puis affirmer que mon amour pour elle est un des plus grands cadeaux que j’ai reçu dans la vie. Je l’ai évoquée dans certains de mes écrits (car, oui, il faut vous le dire, Emily Kaitlyn existe bel et bien), et notre compagnonnage est si fabuleux qu’il peut sembler incroyable. Nous avons ensemble parlé de l’enchantement perpétuel du monde, non pas en tant que société, mais en tant que puissance du vivant. Pour celui qui sait voir, la vie est un véritable conte de fée. Une fois que nous entrons au cœur des choses, la vie est un parcours inouï de sens, de merveilles, de beauté. Même au milieu des tourmentes, il n’est plus aucune tourmente. Pourquoi ?

Réenchanter le monde signifierait que celui-ci aurait perdu de son pouvoir enchanté ? Alors, il faut s’être éloigné considérablement de cette réalité pour ne pas avoir vu que le monde nous enchante, ici, en nous, ailleurs, partout. La vie est plus intelligente que l’on veut bien l’admettre. La vie est sagesse, beauté, force, lois, organisation et l’homme est lui-même un enchantement étonnant. Je n’entrerai pas dans les menus détails de notre échange, Martha et moi, mais nous savons, avec cette complicité infaillible que nos âmes fécondent jour après jour la rencontre avec le Seigneur de ce monde. Il nous en a laissé des traces ainsi que l’empreinte intelligible qui est l’enchantement même.

Votre B qui vous serre fort tout contre elle.

Correspondances XLII

Très cher,

Nous ne venons pas en ce monde par hasard. Je pense même que c’est injuste de penser ainsi. Vous avez souvent fait mention d’un paradigme qui nous est propre. Je ne sais même pas si cela est dans l’absolu une vérité. Il me plaît de laisser cela agir. J’ai appris à écouter mes proches. Ils sont d’abord notre réalité immédiate. Sommes-nous alors une sorte de satellite et gravitons-nous autour d’une multitude d’univers ? Un lien étonnement révélateur se met en place et nous voyons qu’il existe un immense puzzle cohérent. Non seulement nous sommes un puzzle, mais chaque pièce de ce puzzle gigantesque renferme à elle-seule une multitude d’autres pièces. Certes, nos conversations restent secrètes pour la plupart et nous avons nous mêmes appris à entrer dans le jeu. Ou plutôt, ce jeu nous apprend à avancer. Il s’agit purement et simplement d’une magnifique danse, merveilleusement écrite. Une chorégraphie vivante. Une fois que nous sommes compénétrés par cet ordre cosmique savamment organisé, nous pouvons enfin regarder sans hâte, et nous glisser hors du temps. C’est à ce moment-là aussi que nous apprenons à voir réellement, sans que rien ne manque à la vision. Cette prodigieuse intelligence de la vie est une surabondance d’informations. Sans être perdus dans la multitude et l’éparpillement, comme le sont les gens qui cumulent des données de façon artificielle, nous vivons l’exception en chaque instant. Il n’y a pas de mélanges. Le hasard est une réalité qui prend sa dimension dans l’unité. Alors, il n’est plus aucun hasard. Combien de fois, lors de nos promenades, ne vous ai-je pas dit : observez et vous serez compris. C’est à dessein que j’écris ces mots, de cette façon précise et non autrement. Je vous quitte pour vous retrouver tout à l’heure. Ce soir, nous recevons du monde et il me faut préparer quelques petites choses pour nos convives.

Votre B.

Correspondances XLI

Très cher,

Durant des jours entiers, dans le silence du cœur, je peux ainsi demeurer sans plus rien désirer. Quelque chose de l’étonnement qui m’enlève tout. Les gestes ont leur seule réalité, et je vais ainsi, charmée par les pensées qu’ont révélées certains hommes, prodigieux hommes, que je ne cesse de visiter et de remercier d’avoir été. Peut-être n’avons-nous que ce moment et lui seul qui nous offre son ultime secret ? Parfois, il me vient à l’esprit que très peu de gens peuplent la terre, car, ne sont-ce pas les rencontres qui font notre monde ? Chaque fois que je vois passer un être, et la plupart ont laissé derrière eux loin la vie, celle qui les a menés jusqu’à ce moment où je suis à les voir passer, il vit par son entier passage. Ne trouvez-vous pas que la plus belle chose qui soit réside dans le fait que précisément nous voyions l’autre et que nous le prenions en nous, dans la discrétion la plus absolue ? Vous m’avez vous-même confié que vous fîtes cela à de nombreuses reprises, comme si vous étiez une sorte de vaisseau et que par la tendresse qui vous anime, vous veilliez à ne jamais oublier tous ceux-là qui ont traversé votre vie ? Il se peut même que ce soit un inconnu, et voyez-vous, je l’embarque comme par magie. Par mon regard, je lui dis : toi, je ne t’oublie pas. Cela peut-être l’espace d’une seconde et pourtant, le voilà bien en moi. Nous nous étions demandés si nous n’étions pas finalement des collecteurs de personnes. Vous souvenez-vous comme nous avions été étonnés d’avoir cette même et vive impression ? D’où cela peut-il nous venir ? Me voilà à vous écrire ces choses que nous avons maintes fois évoquées, mais c’est ce qu’il me vint ce matin et je me demande si ce n’est pas dans le but de conserver nos paroles complices, tous ces moments qui forgent notre amitié. Merci d’être, très noble ami.

Votre B.

Correspondances XXXVIII

Très cher,

La seule nostalgie que j’éprouve est le présent perpétuel, comme s’il ne savait jamais passer. Est-ce lenteur sur les ruissellements de chaque goutte magnifiée ? Je pose un pied puis un autre comme apprenant à marcher et le pas est aussi titubant que la première fois, mais aussi léger, tel du coton se posant sur la douce terre de notre regard. Ce matin, j’ai touché la terre, l’ai caressée tandis que je la sentis soudain frémir et me parler. Le soleil l’avait réchauffée et comme elle sentait bon ! J’ai entendu alors la terre pousser un cri d’amour. Oh ! rien d’horrifiant ! Bien au contraire, il s’agissait d’une explosion lente délivrant mille délicieuses complicités. Je ramasse souvent les fleurs fanées et les dispose en petits tas. Elles vivent encore et me réchauffent les mains. Elles prononcent, à ces moments, des phrases qui m’invitent à les écouter. Alors, je comprends que rien ne meurt. Absolument rien ! La magie est là, dans le regard du cœur. Même les couleurs pastelles, délavées par le soleil, sont interpellatrices. Tant de murmures dans la vie ! Tant d’apprentissages ! Et si la vie passe, elle ne passe pas vraiment puisque le vivant ne meurt pas. Le vivant est une continuité. Elle nous parle où que nous soyons et par où nous passerons. Ne le pensez-vous pas ? La matière est une grande phrase poétique qui nous révèle une infinité de choses. Cher ami, je vous regarde par moment et vous êtes assis sur la chaise en bois, tandis que vous écrivez quelques notes sur votre précieux carnet. Nous avons tous un petit carnet qui nous accompagne fidèlement, un crayon qui sert de transcripteur de notre voix intérieure…

Bien à vous,

Votre B.

Correspondances XXXVI

Très cher,

Le temps de l’amour ne se compte pas, tout comme le temps des mots ne se compte pas non plus, ni le temps de savourer l’âme des mots. L’écriture est semblable aux mille sucs que l’on pressent dans la plus intime des amitiés, celle qui ne se disperse jamais, car, tel le fil d’Ariane, l’on sait où aller. Ce chemin tracé est une reconnaissance, et cette touche légère de la complicité est de nature à éveiller. Oui, cela est prodigieux, cela est la lumière qui nous parle et nous dit : entends-tu ? Je lui réponds sans hésiter : oui, je t’entends et je perçois même que nos âmes parlent à l’unisson, qu’elles échangent une douce, très douce promesse, entente que je sais être véritable. Bien sûr, cette promesse est un au-delà. L’amitié est un au-delà. Sentez-vous que je suis heureuse comme un pinson, et que je chante comme les gouttelettes de pluie ? La fauvette lance son suave parfum et éclabousse le ciel de sa générosité. Le rossignol entonne un air qui ne saurait altérer les airs printaniers. Quelque chose du lilas et même de la grisaille soudaine me fait remonter au temps de mes marches, alors que j’étais à me promener dans la campagne, un livre sous le bras, ravie de pouvoir communier avec les mots, avec les chants de tous les oiseaux, et, que dis-je, tout l’entourage. Il m’arrivait de partir rejoindre mon frère qui était hospitalisé à une dizaine de kilomètres, à cause d’une lourde fracture du bras. J’étais bien jeune et je connaissais la route par cœur. J’allais lui tenir compagnie, durant les longues après-midi du samedi. Je me sentais aussi légère que le doux lilas, flottant ça et là. J’admirais les beaux jardins, perdus parfois dans d’étranges demeures qui me semblaient féeriques. Une fois arrivée, je serrai tout contre moi mon petit frère, fragile et perdu au milieu des draps blancs. Je lui lisais des petites histoires ou finissais de lui tricoter une écharpe en laine rouge et blanche, pour l’hiver prochain…

Votre B.

Correspondances XXXIV

Cher,

Il est des êtres d’une rare délicatesse, dont la maturité est, non pas exclusivement le fruit de l’âge, mais plutôt celui d’une acuité alchimique, le fruit d’une rare sensibilité poétique. Un mot extrait de leur monde me transporte en l’infini univers et me laisse hébétée. Je peux lire et relire leurs écrits, mais je crois bien que c’est eux que je relis, eux qui me parlent en moi-même et entrouvrent les secondes de leur temps éternisé. Quand l’âme rencontre l’âme, un mot nous donne à l’univers entier. J’y suspends mes points et mes virgules et la poésie de l’âme fait son chemin. Celle-ci se déploie et je marche avec toutes ces âmes. J’apparais dans les boutons de fleurs à peine écloses et je leur murmure les fraîcheurs du temps retrouvé. Même si je ne touche aucun des pétales de la main, et à quoi bon, je sens la paume de l’amitié. Depuis longtemps je le voulais témoigner. Je marche à chaque fois dans les sentiers, et je souffle dans le vent. L’iris du soleil est l’amour que caresse chaque rayon. Être l’amie, ou l’ami, c’est une promesse du présent et même de la présence elle-même. L’ami est une permanence, une longue retrouvaille. Savez-vous que je vous compagne où vous désirez m’emmener ? Oui, doucement, dans l’éloge d’un matin, dans le cœur qui ne s’est jamais fané, ou dans le soir qui s’étire. Car tel est mon regard sur vous et toute la délicatesse de votre propre délicatesse. Comment dire ? Nous nous ne quittons jamais puisque nous nous sommes retrouvés et que la parole de l’amitié est une douceur et une profusion.

Bien à vous,

B.